Je peux juste imaginer la scène, Jean-Baptiste, jardinier du couvent Villa-Maria dans Notre-Dame-de-Grâce en train de travailler la terre vers 18h45 le samedi 2 juillet 1910. Il entend un drôle de son au loin, ce n’est pas son tracteur qui est éteint.
« Ça vient du ciel bâtince, mais qu’est-ce que ça peut être ? » se dit-il. Il se lève la tête, plisse les yeux et remarque une masse qui vient vers lui à environ 1 000 pieds au-dessus du sol. C’est le bruit distinct d’un moteur. Ses yeux ne le trompent pas et le temps de le dire, l’engin lui passe par-dessus la tête.
Il regarde quelques secondes la bouteille de gros gin qu’il avait apporté, question de l’accompagner dans sa longue journée et en maugréant à mi-voix à qui veut bien l’entendre, «j’pense ben que j’vais arrêter de boire, un peu, Odile me créera jamais»
Ce que notre personnage fictif ne savait peut-être pas c’est que depuis plus d’une semaine, on retrouve les meilleurs pilotes du monde rassemblés dans un champ de Pointe-Claire et qu’il vient d’être témoin d’un moment historique.
Si les premiers vols de ballons ont déjà quelques décennies, l’avion est relativement nouveau. Le premier vol des frères Wright en 1903 en Caroline-du-Nord, date d’à peine quelques années.
Les premiers aéroplanes font depuis quelques mois seulement des vols de quelques minutes dans les clubs privés de gens riches comme l’Automobile et Aero Club de Montréal dont le vice-président est Ucal-Henri Dandurand, premier propriétaire d’une automobile à Montréal.
L’avion s’invite au Salon de l’auto
L’exposition d’automobiles et de bateaux, la plus importante du genre tenu jusqu’à maintenant dans la métropole ouvre ses portes au cours de la matinée du 26 mars 1910. Dandurand, souhaite la bienvenue au maire James John Edmund Guérin qui prononce quelques mots à la foule de gens importants rassemblée pour l’événement dans la patinoire « Coliseum Skating rink » de l’avenue Guy, juste au nord de l’avenue Argyle.
Il se dit fort intéressé par l’automobilisme et par la popularité grandissante de ce sport depuis la fin du 19e siècle et ajoute par ailleurs de s’intéresser beaucoup à l’aviation, un nouveau sport qu’il espère voir grandir tout autant.
Entre les voitures de marques Ford, McLaughlin-Buick et Bibendum, mascotte de la compagnie française Michelin, le clou de l’exposition est sans aucun doute les deux modèles d’avions dont une est suspendue du plafond, au-dessus des visiteurs.
Le propriétaire du Blériot Type XI et de l’Antoinette VII exposés, l’américain Stanley Yale Beach, se trouve à Montréal et des rumeurs circulent à l’effet qu’il pourrait effectuer quelques vols au-dessus de la métropole avant que ses aéroplanes ne soient démontés une fois l’exposition terminée.
Meeting D’aviation
Malheureusement à la fin de l’exposition, aucune envolée n’aura lieu, mais une idée émerge de cet événement. Montréal sera l’hôte de la plus grande rencontre d’aviation de ce côté de l’atlantique. La grande semaine d’aviation de Montréal se tiendra du 25 juin au 5 juillet 1910. Inspiré par ce qui se passe en Europe et plus récemment dans la ville de Los Angeles en Californie qui eu le droit à un spectacle aérien,
Sur notre île, le site choisi est Lakeside, dans le secteur de Pointe-Claire à l’ouest de Montréal où on loue des terres aux fermiers locaux pour y construire une tribune de 1 100 x 40 pieds de haut pour l’événement. Un nouveau quai ferroviaire spécial pour gérer la foule sera même ajouté à la petite gare locale.
On réunit les meilleurs aviateurs de la planète et ces hommes prennent part à 17 épreuves. Outre les habituelles compétitions de vitesse, d’altitude et de distance, avec ou sans passager, on pouvait trouver un prix impérial remis à la meilleure performance d’un pilote canadien aux commandes d’un avion canadien ou étranger. Un prix pour le tour de piste le plus rapide avec une passagère, ainsi qu’une compétition de bombardement simulé.
On fait appel aux pionniers, les frères Wright des États-Unis qui enverront quatre appareils modèle A ainsi qu’une équipe complète avec en tête leur vedette Walter Brookins actuel détenteur du record d’altitude.
L’autre grande vedette est sans aucun doute le Français Compte Jacques de Lesseps, qui à peine un mois avant sa visite à Montréal devenait seulement le deuxième pilote à traverser La Manche entre la France et l’Angleterre à bord de son appareil Blériot XI nommé « Le Scarabée »
On compte aussi sur la présence de ballons et de dirigeables de diverses dimensions, une « technologie » qui n’en ai pas à ses premiers pas à Montréal.
les premiers vols
Les spectateurs présents le 25 juin ont le droit à plus d’un moment historique. Le maire Guérin ouvre officiellement les festivités. Brookins décolle le premier de ses trois envolées, avant le départ officiel, réalisant ainsi le premier vol d’un avion motorisé au Québec.
De Lesseps suivra l’Américain à bord d’un appareil d’emprunt, « le Scarabée » n’étant pas encore arrivé du vieux continent, tandis qu’un dénommé Johnstone volera une fois. Le bref vol de Miltgen sur le Blériot XI du Montréalais William Carruthers se termine par une chute spectaculaire. L’avion est gravement endommagé, il a la chance d’échapper aux blessures, voire à la mort. L’un des pilotes du dirigeable, Cromwell Dixon, âgé que de 17 ans, décolle sans problème.
Les pilotes étrangers alignent les envolées jour après jour du festival. Le mercredi n’est pas la meilleure journée pour les pilotes locaux. Le Montréalais R. Baker Timberlake effectue trois brefs vols. Lors du quatrième essai, l’atterrissage se termine sur un tableau noir près de la tribune.
John Alexander McCurdy à bord de son biplan Baddeck 1, premier avion motorisé fabriqué au Canada par un certain Alexander Graham Bell n’a pas plus de chance. Il perd le contrôle dès le décollage, suivi d’un atterrissage lourd dans les hautes herbes à l’extérieur des pistes. Les chasseurs de souvenirs subtilisent nombreux petits morceaux de son avion partiellement détruit.
Un autre Baddeck néo-écossais était sur les lieux, Malheureusement, il ne fera guère mieux et devra se poser d’urgence dans la journée du 24 juin.
Heureusement, les trois hommes ne sont blessés que dans leur orgueil et ne peuvent que regarder De Lesseps et les pilotes de Wright, plus expérimentés s’élever au-dessus de la foule malgré le vent.
L’exploit de la semaine
Si le reste de la semaine se passe avec des vols spectaculaires devant et surtout, au-dessus de gradins pleins à craquer, c’est l’arrivée de l’appareil déjà iconique de Lesseps qui attire le regard.
Tout juste arrivé au pays, l’appareil est assemblé par ses mécaniciens puis mis à l’épreuve rapidement par le Français qui fera deux envolées dans la journée. Mais une rumeur court déjà qu’il prépare un coup. Certains journalistes, dont ceux de La Presse et The Gazette, se préparent en empruntant des voitures au cas où les ragots deviennent réalités.
Vers 18h18, le pilote français s’aligne et prend les airs d’assauts, il fait deux tours de piste comme il l’a déjà fait plusieurs fois. La foule présente surprise parce ce qui se passe ne peut que regarder le Blériot XI s’éloigner vers le lac Saint-Louis et disparaître au loin.
Les aviateurs et les organisateurs sont pris par surprise, ce vol n’est pas au programme et avant que les gens réalisent ce qui se passe réellement, le Compte Jacques de Lesseps est hors de vue. Même les voitures des journalistes et de l’équipe de Lesseps ont peine à suivre l’appareil.
De Lesseps suit les berges du fleuve, avant de tourner directement vers la ville à la hauteur de la rue McGill et du pont Victoria. Le son tout à fait nouveau d’un moteur au-dessus des têtes fait sortir les Montréalais dans la rue. La Gazette écrira « Les gens se sont précipités hors de leurs maisons, les magasins se sont vidés de leurs clients et de leurs commis, les tramways se sont arrêtés pour permettre à leurs passagers de voir le Français volant. »
Il se rend rue Notre-Dame, jusqu’à l’hôtel de ville de Montréal avant de revenir dans l’West Island. Apercevant enfin la tribune de Lakeside avec l’aide de Brookins qui en vol, lui indique la direction à prendre. De Lesseps fait une passe plutôt basse, puis le tour du terrain et atterrit aussi facilement que s’il venait de voler quelques secondes.
Le premier vol de Montréal aura duré 49 minutes et 3 secondes, soit 12 minutes plus long que son vol au-dessus de la Manche.
Lorsqu’il mis pied à terre, le visage couvert d’essence, ses cheveux étaient humides de transpiration, tandis que ses yeux étaient exorbités et injectés de sang. Son apparence blanche montrait les signes de la tension nerveuse qu’il venait d’endurer. Avouons le, les premiers jours de l’aviation ne sont pas pour les âmes sensibles.
Sous les acclamations de la foule, plusieurs autres aviateurs le hissent sur leurs épaules en signe de triomphe. On lui offre un bouquet de fleurs, qu’il insiste pour partager avec Walter Brookins. Le jeune Américain ayant atterri quelques minutes plus tôt, après avoir lui-même établi un record canadien d’altitude.
Jacques de Lesseps
De Lesseps est une vedette à l’époque, son père, Ferdinand de Lesseps est celui qui a fait construire en 1859 le canal de Suez en Égypte, reliant la mer Méditerranée à la mer Rouge par l’isthme divisant l’Afrique et l’Asie.
Après Montréal, il continuera sa tournée nord-américaine en devenant le premier à voler au-dessus de Toronto et New York. Malgré son retour en France, son histoire avec le Québec est loin d’être terminée.
Pendant la Première Guerre mondiale, Jacques de Lesseps sert dans l’aviation française et effectue 95 missions de bombardement. Ses exploits lui valent même la croix de guerre avec sept citations et il fait chevalier de la Légion d’honneur.
Après la guerre, de Lesseps travaille pour la Compagnie Aérienne Française et se spécialise dans la photographie… aérienne. En 1926, le gouvernement du Québec fait appel à la CAF pour faire la reconnaissance de la péninsule gaspésienne. C’est donc de Lesseps qui sera envoyé pour cette tâche.
Il s’établit à Montréal, épouse la fille de William Mackenzie, un magnat du Canadien Pacifique et prend la direction de la nouvelle Compagnie aérienne franco-canadienne. De 1926 à 1927, il photographie plus de 80 000 km2 du territoire de la Gaspésie, qu’il fut le premier à survoler.
Le 18 octobre 1927, alors qu’un épais brouillard couvrait le Saint-Laurent, Jacques de Lesseps disparut en vol au-dessus du fleuve. Accompagné de son fils et de son mécanicien. Son corps sera retrouvé quelques jours plus tard sur une plage à Port-au-port, situé dans l’ouest de Terre-Neuve. Il sera enterré à Gaspé, où un monument à son honneur est érigé en 1935.
Né français, il décède Québécois en faisant ce qu’il aimait le plus au monde. Aujourd’hui, il est honoré dans différentes toponymies en Gaspésie et dans le secteur de Mont-Tremblant. À Montréal, un parc adjacent à l’aéroport de Dorval porte son nom.
À tous les jours des dizaines d’amateurs d’avions se rendre dans le parc dédié au tout premier aviateur de Montréal pour observer les différents appareils modernes décoller et atterrir sur les pistes du plus grand aéroport du Québec. Et ce, à seulement quelques minutes de l’endroit même ou aura lieu le premier survol de la métropole en 1910.
Par la suite
À la conclusion de la semaine endiablée, bien que l’on estime que plus de 40 000 visiteurs aient franchi les tourniquets, le « meet » n’est pas un succès financier. Les dépenses ont été supérieures aux recettes.
Néanmoins, les organisateurs se disent très satisfaits. La couverture médiatique dont elle a bénéficié a largement dépassé leur attente. La semaine de l’aviation de Montréal a touché, voire changée, la vie de beaucoup d’autres personnes qui ont ensuite marqué l’histoire de l’aviation canadienne.
Aujourd’hui, Montréal est une plaque tournante de l’aviation internationale. Siège social de l’Association du transport aérien international et bien sûr hôte de l’agence spécialisée des Nations Unies qu’est l’Organisation de l’aviation civile internationale installée à ici depuis 1944.
Musée de l’aviation de Montréal
C’est suite à une visite au Musée de l’aviation de Montréal à Sainte-Anne-de-Bellevue que m’est venue l’idée d’écrire ce texte. Parce que si vous ne le saviez pas, cet OSBL installé dans une ancienne grange sur le campus Macdonald de l’université McGill nous présente une belle collection d’éléments touchant l’histoire de l’aviation au pays.
Mais la vedette de la visite du musée, tout comme au festival aérien de Montréal de 1910 est sans aucun doute, le « Scarabée » de Lesseps. Évidemment, force est d’admettre qu’à la vue de cette réplique ayant réellement pris les airs en 2014 après 15 ans d’effort par les fanatiques et bénévoles du musée, je ne pouvais m’empêcher de partager cette histoire avec vous.
Je vous ai déjà parlé de la première démonstration publique d’éclairage électrique ou tu premier vol de dirigeables de Montréal, mais aujourd’hui en 2022 dans un monde complètement différent, qu’est-ce qui pourrait faire sortir les gens de leur chaumière et s’écrier « J’étais là quand… »