Pour plusieurs personnes, incluant moi, le dirigeable est principalement une publicité de Goodyear volante qu’on voit dans les états du sud américain et pourtant, l’histoire regorge de dirigeables importants. Pensez au R-100 qui prendra que 78 h pour traverser l’océan Atlantique en 1930 entre Londres et Montréal. Sa visite est tellement mémorable que même La Bolduc en écrit une chanson populaire.
Le mouvement futuriste de l’époque victorienne place même le dirigeable au centre des transports quotidien imaginant le ciel de l’an 2000 rempli de ballons faisant navette entre différentes tours de la ville.
Bien sûr, il est difficile de ne pas mentionner l’incendie de l’Hindenburg qui vient plus ou moins mettre fin aux espoirs de prendre ce type d’aéronef pour se promener d’aéroport en aéroport.
Une première
À Montréal, la dernière visite d’un dirigeable remonte à 2007, quand le blimp de la compagnie Goodyear est de passage dans la métropole en même temps que la course inaugurale de NASCAR sur le circuit Gilles-VIlleneuve.
Vous devinerez que cette tournée a fait les manchettes, après tout, ce n’est pas tous les jours qu’une telle visite se promène dans le ciel de la ville. Alors replacez-vous dans les chaussures d’un montréalais le 21 juin 1879,
Vous lisez La Patrie et depuis quelques jours, une publicité annonce l’envol d’un ballon sur le terrain des Shamrocks sur Sainte-Catherine à Côte Saint-Antoine. Jean-Baptise, l’épicier sur Saint-Marc vous en a même parlé.
Des vols en ballons ne sont plus rares, ça fait presque 30 ans que les premiers ont levé dans le ciel de Montréal. Mais celui-ci s’annonce spécial.
Selon les rumeurs, Charles Pagé, le réparateur de machines à coudre aurait construit un char aérien avec lequel il pourrait contrôler le ballon. Rappelez-vous que pas plus tard que le mois dernier, vous avez été témoin au Champ-de-Mars de l’éclairage électrique pour la première fois.
Non, mais quand même, je me demande ce qu’ils vont inventer après, des autobus volants?
Comme la fille de Joseph Lépine va y être, c’est certain que vous allez y faire votre tour. Elle vient d’avoir 19 ans, son père, tailleur de profession, fait du bon argent et elle est assez belle pour marier.
Le cigare de Charles Pagé
Avec l’avènement de l’aérostation, nous sommes finalement parvenus à vaincre la loi de la gravité, les ballons des frères Montgolfier sont spectaculaires soit, mais il est impossible de les propulser et de les diriger.
Charles Pagé, résident de la rue Clark, spécialisé dans la réparation des machines à coudre, invente une nacelle munie de vrilles latérales, fonctionnant comme les roues à aubes des navires et d’un gouvernail. Des manivelles assurent la rotation des hélices avec comme seule source d’énergie, la force des poignets du pilote.
D’emblée, Pagé assure que pour soumettre son invention à une épreuve efficace, il faut construire un ballon en forme de cigare. Si vous imaginez une montgolfière aujourd’hui, cette forme selon l’inventeur, ne s’adapte pas à l’atmosphère. Le style cylindrique est peut-être celui qui offre le moins de résistance tout en facilitant la manœuvre.
Force est d’admettre que là-dessus, il n’avait pas tort, puisque ce principe sera adopté par tous les grands constructeurs de dirigeables et ce qui semble être le tout début de l’aérodynamisme.
La nacelle mesure environ 1,4 m de largeur sur 2,2 m de longueur. Elle est fabriquée de planches de bois avec un enclos protégé d’un filet de chanvre pour les passagers. Fixé à l’extrémité arrière, se trouve un ensemble de gouvernails inspirés de ceux des navires sur le Saint-Laurent.
Des câbles d’acier entre le gouvernail à la nacelle sont connectés à des leviers de commande grâce auxquels l’aéronaute assure la manœuvre de l’engin.
La nacelle est dirigée à l’aide d’aubes, encore une fois empruntées aux bateaux de type «?side-wheeler?» et en principe, elles devaient agir sur l’air de la même façon que celles d’un navire se comportent sur l’eau. Le système, ingénieux pour l’époque offre un mouvement autant vers l’avant que l’arrière à l’aérostat.
Jour de vol
Premier coup dur pour l’inventeur, malgré une aide financière d’un associé important. M. Richard W Cowan, les fonds viendront à manquer pour compléter le ballon en forme de cigare et doit se tourner vers une forme traditionnelle.
Ils font appel à un certain professeur Grimley, de New York, grand spécialiste en aéronautique qui accepta de leur livrer un ballon susceptible de faire lever la nacelle. Sa montgolfière, à qui il donne le nom de «?canada?» a un diamètre de 18 m et une capacité de 6?500 mètres cubes. Il aura fallu 878 mètres cubes de toile entrelacée de soie pour en créer les parois.
Le jour venu, le professeur Grimley accompagné d’un journaliste du New York Herald, un dénommé Creelman sont à Montréal pour prendre part à l’envolée avec messieurs Pagé, Cowan et Moulton, journaliste du Montreal Weekly Witness. Il ne reste qu’à trouver le gaz nécessaire et le gaz d’éclairage est le seul que l’on peut dénicher en aussi grande quantité.
À ce moment, la foule qui est venue voir un spectacle est considérable sur le terrain de crosse situé à l’intersection des rues Sainte-Catherine et Hallowell où l’on retrouve l’école secondaire de Westmount aujourd’hui.
Deuxième coup dur, la compagnie qui doit livrer le gaz nécessaire n’est pas en mesure d’obtenir le total requis pour gonfler à bloc le ballon. Il devient rapidement évident que le «?canada?» n’aura pas assez d’intensité pour faire lever horizontalement la nacelle de Pagé.
Le vent se met aussi de la partie et il faudra se ressaisir à quelques reprises pour gonfler la toile retenue par du lest et un grand filet et pour l’attacher à la nacelle.
La foule de presque 4?000 personnes commence à montrer des signes d’impatience et annuler l’envolée, est hors de question si on ne veut pas une émeute sur la conscience. Il est alors 19 h et le ballon n’a jamais été plus haut que quelques mètres.
Grimley convaincra le montréalais de se débarrasser de ses roues à aubes et de la machinerie pour alléger la nacelle et d’abandonner la majorité des passagers, incluant Pagé lui-même.
Le ballon prendra finalement son envol inaugural vers 20 h devant une foule réduite, ébahie, mais déçue. À bord, on ne retrouve que Grimley et Creelman au lieu des cinq prévus. Nous pouvons d’ailleurs lire dans la Patrie du 23 juin.
Il fallut abandonner tout, jusqu’au dernier chiffon de papier qu’on devait lancer d’en haut et tirer au sort pour savoir qui des deux reporters monterait avec l’aéronaute. Le reporter du Herald de New York M. Creelman l’emporta et les deux voyageurs s’enfermèrent dans le corps de l’appareil comme deux oiseaux dans une cage.
La Patrie, 23 juin 1879
Ce qui monte… doit redescendre
Malheureusement, le fiasco ne s’arrête pas là. Le ballon monte tout d’abord à une altitude de 1,2 km. Le violent courant d’air le pousse vers l’est à une vitesse de près de 1,6 km la minute. La montgolfière qui atteint une hauteur d’environ 3,2 km survolera le fleuve Saint-Laurent, Saint-Lambert, Saint-Hubert, Beloeil, Saint-Hyacinthe et termine son périple vers 22 h à Saint-Jude, soit approximativement 65 km de la métropole.
L’atterrissage est d’une telle violence qu’il creusera un sillon de presque 60 cm dans le champ de la Montérégie. Les deux passagers, miraculeusement indemnes, réussirent à immobiliser leur navire à l’aide de rochers trouvés sur place.
Comble de malheur, le professeur Grimley s’asphyxia en tenant ouverte la valve d’échappement pour délester le ballon du gaz d’éclairage et il fallut plus de dix minutes à Creelman pour le ranimer.
En cherchant de l’aide, les deux Américains tentent tant bien que mal de se faire comprendre des habitants qui ne parlent pas un mot d’anglais. Mais ils réussiront à trouver refuge pour la nuit avant de se rendre au petit matin à Saint-Hyacinthe pour envoyer un télégramme à Montréal pour les aviser qu’ils sont bien sains et saufs.
Le Weekly Witness publiera quelques jours plus tard un compte rendu très détaillé des événements écrit de la main des deux aéronautes. Si vous tenez en savoir plus en profondeur, je vous suggère cette lecture et vous n’avez qu’à cliquer sur l’image suivante pour ouvrir un fichier PDF de l’article laissé à votre disposition.
J’imagine que pour les résidents de petits villages comme Sainte-Julie, ou Saint-Bruno, de voir l’aérostat dans les airs devait leur avoir donné la frousse et que certains ont peut-être cru avoir vu des extra-terrestres.
Charles Pagé, pionnier qui n’aura même pas eu la chance de voler dans sa propre invention ne s’arrête pas là. Il dépose un brevet en 1903 pour un «?bateau volant dirigeable.?» L’Histoire ne dit malheureusement pas si le vaisseau aura eu l’opportunité d’être construit.
Ce ne sera pas la dernière visite du professeur Charles Grimley à Montréal. En 1884 à bord d’un autre ballon, le Columbus qui décolle avec deux passagers de Montpellier dans l’état du voisin du Vermont le 3 juillet pour atterrir sur la Rive-Sud vers 1 h du matin le lendemain.
Qui sait?? Si la compagnie gazière avait tenu son engagement, peut-être que ce 21 juin 1879 dans un club sportif de Montréal se serait inscrit de façon indélébile dans les annales de l’aéronautique mondiale.