La friponne et le régime français

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Nous sommes en 1942 et on retrouve entre les rues Berri et Bonneau une petite voie du nom de Saint-François. Ce toponyme est alors cause de nombreux ennuis parce que l’on confond souvent celle-ci avec la rue Saint-François-Xavier.

Bien qu’elle ait été désignée en 1691, on suggère de changer son appellation, moins importante que l’autre Saint-François plus à l’ouest. Quelques toponymes sont lancés, or, ce sera sous la recommandation de Mgr Olivier Maurault, historien et prêtre sulpicien, que la rue Saint-François prendra dès le 1er juin 1944 la dénomination de, rue de la Friponne.

Vue de la rue la Friponne en 1963
Vue de la rue la Friponne en 1963
Archives de Montréal, VM94-U0046-012

Une première Friponne

Avant d’entrer dans le pourquoi du comment, notons que cette voie est la deuxième sous ce sobriquet quand la première Friponne est renommée en 1922 pour honoré Rose-de-Lima Bonneau (1859-1934).

La Sœur Grises dirige le Vestiaire des Pauvres situé dans l’ancien Hospice Saint-Antoine au 427 rue de la Commune. L’établissement qui nourrit et offre des vêtements aux sans-abris sera renommé en son nom et devient l’Accueil Bonneau en 1968.

Rue Saint-François sur un plan de 1917
Rue Saint-François sur un plan de 1917
Archives de Montréal, VM166-R4913-1-1_op

Qui est cette friponne qui se trouve tellement importante qu’à peine 22 ans après sa disparition de la toponymie, reçoit une seconde vie sur exactement la même intersection?

Pour ceux qui ne le savent pas, puisque le mot n’est particulièrement pas d’utilisation courante au Québec, un fripon est une personne espiègle ou malicieuse. Si vous croyez qu’avec un nom si mignon, l’histoire risque d’être amusante, je vous invite d’attacher votre tuque avec d’la broche et remontez avec moi jusqu’à l’époque de la Nouvelle-France.

Parce qu’avec leurs toponymes monotones de militaires génocidaires et de généraux, vous vous doutez bien que le régime anglais n’a absolument rien à voir avec ce nom.

L’affaire du Canada

L’affaire du Canada est le procès qu’on fit subir à Paris, en 1763, aux profiteurs de la guerre de Sept Ans. Les inculpés sont l’intendant François Bigot, Joseph-Michel Cadet, Pierre de Rigaud de Vaudreuil et plusieurs dizaines de complices dans l’administration de la Nouvelle-France au moment où celle-ci tombe sous les canons des britanniques.

Les dépenses du conseil du roi pour la colonie sont en moyenne de 500 00 livre par an sous l’intendance de Gilles Hocquart et atteignant à peine le million lors de sa dernière année en 1748. De 1751 à 1760 sous son successeur, elles passent à près de 13 millions de livres par année.

Bigot et ses bourgeois, dont le gouverneur général Pierre de Rigaud de Vaudreuil, sont accusés par le gouvernement français d’avoir volé une majeure partie de cet argent. Le procès fait grand bruit dans l’Hexagone et révèle corruption et scandales financiers sous le régime de l’intendant.

Si Rigaud est finalement acquitté en 1763, Bigot passe de longs mois dans la bastille et sera banni de la France et devra payer la somme de 1,5 millions de livres à titre de restitution avant de mourir en suisse en 1778.

Lettre d'un résident de Québec floué par Bigot dans le « faux-Journal » Le Boréal Express, 1760
Lettre d’un résident de Québec floué par Bigot dans le « faux-Journal » Le Boréal Express, 1760
Archive de Montréal, VM166-B0320-B0356_op

Escroc un jour…

Si François Bigot passe plus ou moins pour le bouc émissaire. La France cherchant quelqu’un à condamner pour la perte des terres canadiennes. Sachez que l’homme n’en était pas à ses premiers délits.

L’intendant fonde la Grande Compagnie avec quelques associés. Ces associés placés un peu partout dans la colonie achètent des produits au nom des services de la couronne. Les fermiers étaient appelés à vendre leurs récoltes à des tarifs préférentiels et revendus sur le marché à 400 % de profit.

Les biens envoyés, prévus pour la colonie et la milice, sont saisis et de faux reçus sont remis. Ces mêmes armes et autres outils sont alors revendus sur un marché monopolisé par la compagnie de Bigot et les marchands qui refusent de travailler avec la société se voyaient fermer.

Maison la Friponne a.k.a Le Magasin du Roy
Maison la Friponne a.k.a Le Magasin du Roy
MUsée McCord, N-0000.92

La Grande Compagnie a des entrepôts à Québec et Montréal, celui qui nous intéresse ici se trouvait à côté de la chapelle du Bon-Secours où les commerçants devaient s’approvisionner à des prix gonflés.

Les « Costco de l’époque » de la capitale et de la métropole portaient le nom officiel des Magasins du Roi, mais dans la population, les deux édifices avaient le pseudonyme de « Friponne »

La fin du régime Français

Le cartel de l’intendant rendra la vie difficile aux colons qui se voient filer des prix exorbitants pour les nécessités courantes comme le grain, la farine et même les canots ou le coton. Si la concurrence déloyale des magasins du roi vient nuire au marché, elle servira aussi à appauvrir les résidents.

Alors que la guerre de Sept Ans est aux portes de la Nouvelle-France, des colons sans le sou qui ne sont pas prêts à prendre les armes pour un roi qui ne fait rien pour contrer le monopole des marchandises feront que Montréal tombe sans aucune résistance aux forces britanniques.

Le 8 septembre 1760, Pierre-Rigaud de Vaudreuil signe la capitulation de Montréal et de la Nouvelle-France.

Rue de la Friponne

Bien sûr que la fin du régime français ne s’arrête pas qu’aux conséquences d’un intendant sans scrupules, mais il est difficile de nier que les démarches de François Bigot ont joué un rôle assez important dans la perte des terres canadiennes qu’il fut accusé, sauvé de la guillotine in extremis et condamné à l’exil par le pays défait.

L’Immeuble est démoli à la toute fin des années 30 et l’immeuble de brique rouge actuel qui s’y trouve maintenant sera construit vers 1943.

Intersection de la rue de la Friponne et de Bordeaux, 2022.
Intersection de la rue de la Friponne et de Bordeaux, 2022.
Photo par : ProposMontréal

Qui aurait cru que le toponyme d’une petite rue d’à peine 84 m, ignorée par la majorité des Montréalais.es qui y passe pouvait avoir une telle importance dans l’histoire de l’échiquier mondial?

Multiples essais et livres (et même un opéra) racontent l’histoire de l’intendant François Bigot incluant un triangle amoureux qui n’aurait pas aidé la cause des Français. Comme je voulais plus vous raconter l’histoire de la friponne que du personnage, j’ai coupé BEAUCOUP d’information. Si le sujet vous intéresse, je vous invite à lire Bigot et sa bande offerts gratuitement sur le site de la Grande bibliothèque.

Allez vous jeter un coup d’œil à cette rue plus importante que plusieurs grands boulevards de la ville lors de votre prochaine visite dans le Vieux-Montréal,

La Friponne, on River Side, Rear and West Globe
Peinture de Henry Richard S. Bunnett, 1885
La Friponne, on River Side, Rear and West Globe
Peinture de Henry Richard S. Bunnett, 1885
Musée McCord, M306

Commentaires

Martin Bérubé Écrit par :

Amoureux de Montréal, fasciné par l'histoire de la ville, son urbanisme et sa toponymie, ni historien ni spécialiste du sujet, Martin n'était même pas né à l'époque de 99% des sujets discutés de ce site. Il aime trouver des réponses aux questions qui sont posées. Les billets que vous lisez ne sont que les résultats de la quête vers des réponses et le besoin de partager.