Mentionnez le quartier de Milton-Parc et une grande majorité des Montréalais vous regarderont d’un air perplexe. Parce que ce quartier situé dans l’ouest de l’arrondissement du Plateau est principalement connu par un autre nom, celui de McGill Ghetto.
« Montréal est une ville de locataires, et ces gens ont deux droits – le droit de payer un loyer et le droit d’être expulsé. »
Si cette phrase de l’urbaniste Anschel Melamed semble de circonstance en 2021, elle a pourtant été publiée dans le Maclean’s du 1er janvier 1974 au sujet d’un nouveau complexe immobilier, la Cité Concordia.
L’histoire d’aujourd’hui se passe entre les années 60 et 80. Sur une durée de plus d’une décennie, ce fut le champ de bataille de David contre Goliath. Un combat qui viendra à changer l’urbanisme de la métropole.
Dans l’histoire récente du patrimoine bâti de Montréal, je compte trois conflits importants qui pourraient tous être de bons textes sur le site. Le projet d’autoroute dans le Vieux-Montréal, la démolition de la maison Van Horne et la Cité Concordia.
Milton-Parc
Le quartier prend forme au tournant des 18e et 19e siècles avec la construction de maisons aux architectures victoriennes qui représentent toujours bien le secteur de nos jours. Délimités par les rues Sherbrooke au sud, des Pins au nord, University à l’ouest et Saint-Laurent à l’est, les résidents à l’époque sont pour la plupart plus fortunés anglais et académiques qui se rapprochent de l’université McGill.
Au cours des années 30, les larges demeures sont divisées en plexes et à la même époque on voit l’apparition d’immeubles résidentiels (les fameux blocs appartements) qui attirent un autre groupe d’habitants. Souvent moins riches que leurs prédécesseurs, autant francophones qu’anglophones, ce sont généralement les employés des universités et des quelques hôpitaux ainsi que plusieurs ménages des descendances européennes. Ces migrations transforment le secteur en un mélange cosmopolite.
Durant les années 50 et 60, Montréal vit un boom immobilier sans précédent qui ressemble étrangement à celui que nous vivons en ce moment. Mais à cette époque, ce n’est pas que des « rénovictions » qui font les manchettes, c’est la destruction de quartiers complets souvent jugés malpropres et vulnérables.
Pensons au Faubourg à m’lasse qui sera remplacé par la Maison Radio-Canada, le plan Dozois qui fait place aux Habitations Jeanne-Mance ou bien le renouvellement urbain qu’a vécu la Petite-Bourgogne. Voilà la vision de la mairie Drapeau-Saulnier qui fait la guerre aux taudis dans leur centre-ville, priorisant fréquemment les nouvelles constructions aux gens qui y habitent depuis souvent plusieurs générations. Ces résidences qui tombent sous les pelles des démolisseurs éloignent les moins nantis vers les périphéries.
Concordia Estates ltd
En pleine période de spéculation immobilière, la compagnie Concordia Estates ltd à qui l’on doit au même moment la Place Bonaventure, acquiert dès le début des années 60, dans une grande discrétion, une majorité des résidences dans le secteur de l’avenue du Parc entre Sherbrooke et des Pins.
C’est que dès 1959, le secteur est déjà coupé de la montagne, symbole du développement économique bâti autour de l’automobile. L’échangeur des Pins/du Parc, surnommé le « Spaghetti de béton » venait couper l’accès aux piétons et aux cyclistes. Voilà qu’on se prépare à s’attaquer une fois de plus à Milton-Parc.
En 1968, la compagnie « Les Propriétés Cité Concordia ltée » est fondée au moment de dévoiler ses plans d’établir un nouveau quartier. En contrepartie, durant l’été de la même année, un comité de citoyens et citoyennes de Milton-Parc est formé avec trois objectifs.
Éviter la dislocation des résidents du quartier, encourager le propriétaire majoritaire de créer des ressources communautaires comme des garderies et des parcs. Et finalement, protéger les locataires contre les abus et les injustices de Concordia Estates qui possèdent pas moins de 85 % des domiciles du faubourg.
La Cité Concordia
D’abord annoncé en mai 1969, c’est devant la presse, le premier ministre Bourassa et des personnes importantes au restaurant Hélène-de-Champlain que les plans projetés et les maquettes sont finalement dévoilés le 22 juin 1970. Un investissement étranger estimé à 250 millions de dollars, le projet entier se réalisera sur plusieurs phases étalées sur 7 à 10 ans.
Il consiste d’un huit ou neuf tours au nombre d’étages variés dans le quadrilatère de Milton, Hutchison, du Parc et Sainte-Famille. De 2 000 résidents en 1970, on prévoit qu’ils seront plus de 7 000 à la fin de la construction.
La première phase est déjà avancée et c’est 700 habitants des 255 logements en voie de démolition qui auront droit à une aide à la relocation. C’est-à-dire, que trois mois de loyer ou un déménagement dans un autre appartement du secteur appartenant à la compagnie.
Le but est de démarrer les travaux rapidement sur les édifices de la première phase du projet qui compte cinq tours. Trois résidentielles offrant un total de 1 200 logements, un hôtel de 500 chambres et un immeuble de bureaux de 29 étages.
M. Norman Norenberg, président des Propriétés Cité Concordia, fait l’annonce que la compagnie offre un programme de subventions pour venir en aide à ceux dans le besoin. Mais vous comprendrez que même avec cette aide, la nouvelle ne fait pas l’unanimité.
Le prix des loyers varie entre 140 $ pour un studio (une chambre et une cuisinette) à 275 $ pour un appartement de trois chambres à coucher. Si ce n’est pas cher en comparaison à 2021, prenez note que la mensualité moyenne pour Milton-Parc figure, à cette époque, à 110 $ pour l’équivalent d’un 7 ½ de nos jours. Nous voyons même des logements aussi bas que 45 $ par mois pour un appartement de 2 chambres.
Faire ses devoirs
D’un point de vue purement urbanistique, le plan du promoteur est sérieux. La densité y est et les formes des immeubles offrent beaucoup de lumières, des cours intérieures sécuritaires pour les enfants qui, disons-le, sont plus nombreux en 1970 qu’aujourd’hui.
On y trouve aussi un centre commercial, des salles de cinéma, des restaurants, des gymnases, des espaces verts, des squares, des jardins et une énorme esplanade publique, tout y est. Le promoteur est même prêt à y intégrer 900 à 1 000 logements à loyer modique sur les 6 000 prévus et il compte préserver et rénover plusieurs propriétés actuelles possédant une architecture plus originale.
La cité dans la cité ! C’est Le Corbusier et Ludwig Mies van der Rohe qui seraient heureux. D’ailleurs, ce dernier a même donné son opinion positive sur le projet avec une lettre offerte aux promoteurs en signe de soutien dans leurs démarches.
La situation, contrairement à un quartier tel que Griffintown qui était plus ou moins vide ou comme les terrains de l’hippodrome qui offre généralement la même superficie prête à développer. Ici, on parle de rues et de maisons en relativement bon état avec de l’histoire et une vie. Parce que si nous discutons souvent du côté urbanistique, il faut aussi considérer le côté social, voire anthropologique de l’exercice.
Les résidents de Milton-Parc
Quelques résidents, surtout de la première phase acceptent l’offre du promoteur, mais la grande majorité du quartier voit avec cette annonce la fin de leur vie de village. Ils mettent en doute les motifs louables et humanitaires mis de l’avant par Concordia. À vrai dire, à quel point une famille moyenne, habituée à vivre dans un logement peut-elle s’adapter à la vie dans une tour résidentielle ?
Quelques citoyens du quartier touchés manifestent leur opposition au projet lors de son dévoilement au restaurant Hélène de Champlain. Ils tentent d’abord de tenir une conférence de presse qui leur est rapidement interdite, quelques-uns réussissent à s’infiltrer dans la salle pour faire connaître leurs objections en tâchant d’y lire leurs demandes.
Leurs revendications sont pourtant claires, Concordia Estates planifie la disparition d’appartements à loyers modiques qui, avec un peu de rénovation, seraient encore plus qu’habitables, le déplacement d’une population et une aggravation de la crise du logement à Montréal. Encore une fois, difficile de ne pas faire de comparaison avec la situation actuelle.
Le mouvement
Ce qui se développe de cet affrontement médiatique initial est le début d’un combat vers la première pelleté de terre. Parce que les expropriés n’ont pas affaire qu’à un promoteur condescendant, elle va aussi à l’encontre de l’opinion publique, des médias et bien sûr, des politiciens.
Dès la première heure, un groupe crée en 78 le Comité des Citoyens de Milton-Parc (CCMP) avec à sa tête, la militante qui, en général, devient une porte-parole du mouvement, Lucia Kowaluk.
La discussion est à sens unique, Concordia Estates jouant la sourde d’oreille, c’est assis dans leur salon qu’attendront les délogés de Milton-Parc comme le titre le journal La Patrie du 8 mars 1970.
Selon le porte-parole du promoteur, Edmond Bantley « C’est la première fois en Amérique du Nord qu’une entreprise privée soigne si bien ses locataires et puis, ils devraient être contents de quitter leurs coquerelles, leurs punaises et toute la vermine qui hante ces quartiers.
Nous sommes propriétaires de 96 % des édifices, ils ne peuvent rien faire contre nous. Le comité Milton-Parc est composé de hippies et de révolutionnaires, ils veulent s’amuser et on [les autorités] les laisse faire. »
Cette déclaration démontre avant tout que le débat se passe sur plusieurs fronts, autant idéologiques que financiers.
La Phase 1
Rapidement, ça devient l’affaire des bulldozers. Des chaînes humaines se forment devant les édifices maintenant placardés, des pétitions courent dans les associations de citoyens partout dans la ville. Mais rien ne semble faire pencher la balance du côté de l’organisme.
En mai 1973, la police de Montréal effectue l’arrestation et accuse de voies de fait 59 habitants du quartier qui s’opposent à la démolition devant les bureaux de Concordia Estates, dont 11 qui prennent part à un « sit-in » dans le lobby du promoteur.
Cette goutte fait déborder le vase et 11 des leaders du CCMP entreprennent une grève de la faim exigeant la fin de la démolition et la libération de leurs concitoyens et concitoyennes.
Si ce développement fait les manchettes, il est trop peu trop tard et les maisons dans le chemin de la première phase seront en fin de compte détruites et la construction débute rapidement. Le quartier est envahi et démoli. Le bruit des dynamitages pour faire place à la grande galerie marchande et les stationnements souterrains font vibrer les murs des maisons restantes.
En 1976, nous nous retrouvons avec cinq nouvelles tours, longeant l’avenue du Parc juste au sud du mont Royal.
Les conséquences
Les édifices restants sont en piètre état, la compagnie créée par Concordia Estates pour entretenir le parc locatif, Paxmil, ne fait que le strict minimum. À quoi bon dépenser de l’argent sur des immeubles qui seront démolis de toute façon ? Entre vous et moi, c’est plutôt une tactique et une guerre psychologique.
Certains de ces immeubles sont entre les mains du promoteur depuis presque 20 ans. Les coûts d’entretien sont élevés et, créée en 1980, la Régie du logement du Québec empêche la compagnie d’augmenter le prix des loyers tant et aussi longtemps que celui-ci n’entreprend pas des rénovations majeures dans les appartements actuels.
Ajouté à ça les problèmes financiers de Concordia, frappé durement par la construction de la Place Bonaventure ainsi que par le débat juridique. Le projet du siècle semble battre de l’aile, c’est l’occasion parfaite pour les résidents de reprendre possession de leur chez eux.
Un homme d’affaires montréalais, Harry Mendelson, viendra à la rescousse, non pas des citoyens, mais de Concordia et achète toutes les propriétés originales pour la modique somme de 5 millions de dollars.
Concordia Estates, après avoir malmené un quartier tout entier, bat les armes et déclare que les trois phases restantes du projet Cité Concordia ne verront jamais le jour par manque de financement.
Un peu plus de 70 M$ sur les 250 promis en 1968 auront finalement été dépensés.
La coopérative et Héritage Montréal
Mme Kowaluk, son conjoint l’éditeur Dimitri Roussopoulos et le groupe de résidents ne lâchent pas prise et approcheront l’organisme fondé en 1975 par l’architecte Phyllis Bronfman-Lambert avec un projet de coopérative citoyenne pour le quartier.
Avec l’aide d’Héritage Montréal, appuyé de la SCHL et par l’organisme Sauvons Montréal le projet d’acquérir les maisons pour une somme de 5.5 M$ est accepté créant ainsi la plus grande coopérative d’habitation au pays.
La Société du Patrimoine Urbain de Montréal (SPUM), compagnie fondée par Lambert se voit alors confier la propriété temporaire de Milton-Parc. En tant que propriétaire provisoire, elle est responsable de la planification, de la gestion et de l’exécution du projet de rénovation coopératif.
Il faudra attendre jusqu’en 1987 pour voir le dénouement de cette saga, soit près de 25 ans après le début du combat citoyen. L’Assemblée nationale du Québec adopte la « Déclaration de copropriété », qui transfère la propriété de Milton-Parc à ses coopératives et aux différents organismes sans but lucratif.
Un petit groupe de locataires sous le nom de Regroupement Maison Saint-Louis est contre le projet, voyant plutôt l’occasion de devenir propriétaires privés. Se tournant même vers les tribunaux pour faire valoir leurs points de vue, certains deviendront éventuellement propriétaires de leurs logements tandis que d’autres se joindront finalement à la coopérative.
Aujourd’hui à Milton-Parc
Vous comprendrez qu’un tel combat qui s’étire sur plus de dix ans ne peut pas être résumé en quelques mots sur un site d’histoire, nous avons donc dû couper quelques points qui nous semblaient moins pertinents. Vous avez par contre entre les mains les grandes lignes de ce que des citoyens ont réussi à faire pour la sauvegarde de leur vie de quartier.
Imaginez seulement l’allure de Milton-Parc si Concordia Estates n’avait pas manqué d’argent même en ayant tous les paliers de gouvernements de leur côté. Si ça, ce n’est pas un signe d’incompétence, je ne sais pas ce que c’est.
Le parc locatif de Milton-Parc est encore dirigé par des coops d’habitations, les avenues sont familiales, vertes et invitantes. Sauvés de la démolition, les résidences victoriennes et les édifices à appartements du tournant du 19e siècle offrent des allures architecturales uniques au centre-ville.
Juste en vous promenant dans les rues aujourd’hui, il règne encore une ambiance de hippies et de vie de quartier. Et finalement, la disparition de l’échangeur de béton au début du 21e siècle a redonné l’accès aux parcs situés au nord de l’avenue des Pins.
L’édifice de bureaux, plus communément appelé la tour Transat, loge le siège social d’une compagnie qui, de façon générale, fait la fierté des Québécois. Ajouté à ça une vie étudiante vivante avec plusieurs résidences pour les élèves de McGill, dont l’ancien hôtel de 1976, vous vous retrouvez dans un environnement hétéroclite, unique, où toutes les classes et les langues se mélangent.
En 2021. Comme un pied de nez aux promoteurs du projet, le petit espace vert à l’intersection des rues Léo-Pariseau et du Parc est renommé parc Lucia-Kowaluk en honneur de celle qui, décédée en février 2019, se sera battue pour le résultat que l’on connaît maintenant.
Je vais vous dire la vérité, même si je préfère le quartier actuel, j’aime bien le complexe La Cité et je suis très curieux qu’aurait eu l’air de ce secteur maintenant si les quatre phases avaient été construites.
Une chose est certaine, nous sommes, sans aucun doute, très loin de la cité utopique qu’avait imaginée Concordia Estates en 1962.
Pour en savoir plus, je vous invite à regarder la toute nouvelle vidéo de nos amis de Montréal dans ta pipe et DJ Horg qui en collaboration avec ProposMontréal vous présente le quartier en images.