Nous sommes au crépuscule du 13 mai 1752, les membres de la famille de Jean Favre dit St-Jean, jardinier pour les Dames de l’hôpital, sont bien confortablement installés pour la nuit. Jean entend du bruit dans la demeure et se lève pour voir ce qui se passe. Vous pensez sûrement que c’est le début d’un film d’horreur et pourtant, c’est une histoire vraie. Des traces de cette soirée-là sont toujours visibles à ce jour au carrefour de la rue Guy et du boulevard René-Lévesque. Sur ce coin de rue se trouvent dans le jardin du pavillon des Sœurs Grises de l’Université Concordia, une croix d’acier avec un calvaire de la crucifixion du p’tit Jésus. Bon an, mal an, une croix rouge sang se trouve à cet endroit depuis juillet 1752, quelques semaines après la nuit où Jean Favre se leva de son lit pour la dernière fois.
Le menuisier de trente ans, Jean Baptise Goyer dit Bélisle, savait que son voisin, avec qui il avait déjà eu quelques démêlés dans le passé, cachait une certaine somme d’argent dans sa maison du Jardin St-Joseph situé sur le Grand Chemin du Roi. Question de se replacer sur le Montréal d’antan, le Grand Chemin du Roi est environ où se trouve le René-Lévesque maintenant. C’est dans la nuit du 13 au 14 mai 1752 que Goyer s’introduisit dans la demeure de Favre ayant comme plan prémédité de dérober le jardinier. Favre sera accueilli et blessé par un coup de fusil dans l’abdomen et pour l’achever, Jean-Baptiste le poignarda avec un couteau de chasse. L’épouse de la victime, Marie-Anne Bastien se rua sur le cambrioleur devenu assassin et subira, à grand coup de bêches, le même sort que son époux.
Les faits précis de ce double meurtre seront rapportés par les deux filles du couple qui réussiront à s’évader avant que Goyer se rendent à eux. Charlotte, 16 ans et Josèphe qui fêtait tout juste ses 14 ans trois jours auparavant, furent en mesure de décrire la scène aux autorités. Jean-Baptiste Goyer dit Belisle fut rapidement arrêté puis mis à procès selon les lois de la juridiction royale de Montréal en Nouvelle-France. Ce sont des dizaines de témoins qui passeront devant le juge Jacques-Joseph Guiton de Monrepos, incluant Marie-Anne Descaries, 24 ans, épouse de l’accusé qui était déjà sur le point d’accoucher du deuxième enfant du couple.
Le jugement tomba le 29 juillet 1752 dans un appel de sentence du procureur Foucher où on pouvait y lire ceci. « Je requiers pour le roi que Jean Baptiste Goyer dit Belisle soit déclaré dûment atteint et convaincu d’avoir dessein, prémédité assassiné ledit Jean Favre d’un coup de pistolet et de plusieurs coups de couteau, et d’avoir pareillement assassinés ladite Marie-Anne Bastien, l’épouse du dit Favre, à coups de bêches et de couteau, et de leur avoir volé l’argent qui était dans la maison. Pour réparation de quoi ledit Jean-Baptiste Goyer dit Belisle est condamné d’avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs sur un échafaud qui pour cet effet sera dressé sur la Place du Marché de Montréal à midi. Ensuite sur une roue, la face tournée vers e ciel pour y finir ses jours. Ledit Jean Baptiste Goyer dit Belisle préalablement appliqué à la question ordinaire et extraordinaire. Ce fait son corps mort porté par l’exécuteur de la haute justice sur le Grand Chemin qui entre la maison où demeurait ledit Jean Baptiste Goyer dit Belisle et qu’occupaient lesdits défunts Favre et sa femme. » Je n’ai pas été en mesure de savoir si l’exécution de la sentence a eu lieu le jour même ou lors d’une date antérieure, certains documents mentionnent la mort de l’accusé le 6 juin. Pourtant, la date sur le document du jugement est bien le 29 juillet 1752. (Édouard-Zotique Massicotte dans le cahier des Dix, numéro 8, 1943, mentionne le 6 juin)
La sentence du supplice de la roue fut exécutée de façon publique sur la place du marché, soit, où est la Place Royale de nos jours. Cette torture nécessitait que le détenu soit étendu et attaché en croix et tous les membres de son corps broyés à grand coup de barre de fer. Vous pouvez imaginer que la douleur devait être si intense que le meurtrier devait rendre l’âme bien avant la fin. Ensuite, le corps, ou ce qui en reste, est attaché à une roue pointant vers le ciel, attendant la mort si cela ne s’était pas déjà produit lors des coups de fer. Dernière partie du jugement, la dépouille, ne pouvant être mise sous terre dans un cimetière catholique, est enterrée entre sa propre maison et celle de ses victimes sur le grand chemin. Une croix de bois peinte en rouge sera érigée à cet endroit, un type d’avertissement à qui veut bien la voir qu’à Montréal, « on ne niaise pas avec la puck » au 18e siècle!
Le terrain dit de la Croix-Rouge est alors la propriété des Sulpiciens qui le vendront à la congrégation des Sœurs Grises de Marguerite d’Youville en 1861. Les sœurs y font alors bâtir l’édifice qui s’y trouve encore aujourd’hui sous la direction de l’architecte officiel du diocèse, Victor Bourgeau. La décision est prise de vendre l’immeuble en 2007, la maison mère devenue trop grande pour le nombre de membres restant dans la congrégation. L’Université Concordia en prendra possession et transformera le couvent en résidences étudiantes. Les sœurs entretiennent le monument du criminel remplaçant régulièrement la croix de pin toutes les quelques décennies d’usure avant d’y voir apparaître le calvaire de marbre et la croix d’acier toujours présente en 1948. Selon les archives de la congrégation, la croix, qui originalement se trouvait plus à l’ouest vers l’entrée de la chapelle, est sûrement déplacée à son endroit actuel lors de la construction de la maison mère. Par contre, aucune partie des archives ne mentionne si la sépulture de Goyer fait aussi le voyage. Touche finale, en 2002, des descendants américains de Marie-Anne Bastien font ajouter une plaque commémorative en souvenir des victimes. Bizarrement, la croix est aujourd’hui enclavée entre la clôture du jardin et des buissons qui cachent le calvaire du jardin du couvent, comme si on voulait simplement l’oublier dans son coin. Personne de l’université n’a été en mesure de me dire qui était responsable de l’entretien du calvaire maintenant.
Érigé au nom d’un criminel, d’un meurtrier et d’un voleur, ce monument rouge sang est fort probablement un des plus vieux du Québec encore debout avec ses 265 ans. Heureusement, la plaque et le calvaire viendront plutôt célébrer les victimes, faisant un peu oublier le nom de celui qui les aura assassinés par pur appât du gain. Maintenant, comme dans tout bon film d’horreur, je me demande si le jardin est hanté par la présence de l’âme de Goyer di Belisle.