Notre billet de 2015 sur le sneckdown ayant encore en 2018 une certaine popularité, nous avons décidé de vous présenter un autre terme d’anarchisme urbain, les lignes de désir. Si le terme vous est inconnu, vous avez croisé de ces lignes à plusieurs reprises, vous pourriez même les avoir empruntées sans le savoir. Tout comme l’automobile avec les sneckdowns, le marcheur montréalais peut dévoiler beaucoup de lacunes dans le design de la trame urbaine juste en marchant.
Des lignes de désir
Le gazon et la neige nous permettent de voir que le design des espaces publics est la plupart du temps dessiné par des architectes pour des bureaucrates voulant couper un ruban rouge avec de gros ciseaux devant des caméras. Ce type de chemin creusé à même le gazon, tracé par l’usure des pas, sans structure officielle se développe pour toutes sortes de raisons. Certains sont des raccourcis purs et simples, d’autres offrent une route plus facile à emprunter comme une côte moins abrupte par exemple ou bien pour contourner un obstacle. Peu importe la raison derrière le passage, les espaces publics, même s’ils s’améliorent, ne sont pas toujours pensés pour ceux et celles qui les utilisent jour après jour. S’ils sont beaux, les aménagements urbains et leur rigidité ne sont pas toujours pratiques.
Quelques exemples.
Les Montréalais sont chanceux, nous habitons une métropole qui regorge d’espaces verts et les quelques mois d’été que nous avons nous font sortir en masse. À l’aide d’outils comme Google Maps il est facile de visualiser ce genre de lignes créées durant le beau temps. Prenons l’exemple du parc Jeanne-Mance avec ses terrains sportifs au pied de la montagne. Les chemins asphaltés sont coupés d’une ligne diagonale qui dirige les passants du passage pour piétons de l’avenu Parc vers l’accès à l’avenue de l’Espanade.
Vers les 16 h ou 16 h 30, les tours de verre du Quartier International se vident de milliers de travailleurs qui se dirigeront vers le métro pour retourner à la maison. Diriger et contrôler ce type de mouvement de foule qui marche en ligne comme des fourmis peut être compliqué. Vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil sur l’espace gazonné à l’intersection de la rue du Square-Victoria et de l’avenue Viger. Le trottoir bien rigide est probablement moins utilisé que cette ligne qui entrecoupe le vert du parc.
Chemin vers le métro dans le Quartier International.
Pourquoi ne pas prendre ce message des utilisateurs et transformer cette ligne dessinée telle une demande spéciale en espace piétonnier? Ajoutons des supports à vélo et quelques bancs et transformons un espace sans nom en un îlot de détente utilisé durant l’heure du dîner en attendant qu’une nouvelle tour y pousse.
La piste cyclable de la rue Notre-Dame dans l’est de la ville n’est probablement pas la plus empruntée, mais son environnement dans un quartier ouvrier la rend tout de même très intéressante à naviguer et permet de belles découvertes. Comme les piétons dans les exemples précédents, les vélos sont tous aussi coupables d’emprunter des raccourcis. Les cyclistes n’ont créé rien de moins qu’une bretelle d’accès rapide pour passer d’une piste à l’autre de façon plus efficace.
Rampe d’accès créée par les cyclistes
Pour avoir emprunté cette piste à plusieurs reprises, les arbres à l’intersection des deux pistes sont plutôt dangereux, ils obstruent la vue du carrefour et forcent ainsi les utilisateurs à éviter les accidents en freinant en arrivant au coin. Apprenons donc de cette ligne de désir pour peut-être offrir un accès asphalté aux usagers leur permettant d’éviter un freinage inutile et une manœuvre pouvant être dangereuse.
Les bons coups.
Montréal déborde d’exemples de ce genre où la nature humaine a fait son petit bout de chemin. Tout n’est pas négatif, il faut croire que des designers ont appris des leçons pour s’assurer que le gazon soit plus vert de leur côté. Prenons l’exemple plus récent du parterre du Quartier des Spectacles par la firme d’architecture Daoust Lestage qui est entrecoupée de long en large par des dallages de béton qui n’en fait pas pour autant un îlot de chaleur. Par leur addition, la présence de lignes piétonnes rebelles est pratiquement invisible.
Champ-de-Mars
Dans le cadre des festivités du 350e de Montréal en 1992, le stationnement de l’hôtel de ville est réaménagé en une superbe esplanade dévoilant les fortifications de la ville. Rapidement, des chemins sont tracés par les piétons, une en direction des escaliers de la rue Saint-Antoine et l’autre vers l’édicule de la station de métro, cette dernière a depuis été bétonnée. Probablement que quelqu’un du haut de sa fenêtre de l’hôtel de ville a peut-être remarqué qu’il y avait de quoi à faire à cet endroit.
Devant les tribunaux
De façon plus complexe, ces lignes peuvent venir entièrement changer un quartier. Prenons les passages à niveau du Canadian Pacifique demandés depuis des années entre le Mile-End et Petite-Patrie. Cette bagarre qui perdure entre les autorités municipales et le C.P. viennent complètement changer la mobilité et la vie des résidents de ces quartiers souhaitant simplement se rendre de l’autre côté du chemin de fer.
Ce n’est plus juste un instinct naturel, c’est rendu un débat de société. Le besoin de se rendre du point A au point B par la voie la plus courte possible, pousse des citoyens à couper les clôtures pour amputer de moitié un voyage qui a pied, peut prendre 20 à 30 minutes au lieu de 5 minutes par « la track ». Selon des estimations de la ville datant de 2012, c’est plus de 500 personnes par jours qui traversent la voie ferrée de façon illégale dans l’axe de la rue Henri-Julien.
En entrevue sur les ondes de Radio-Canada le 17 août 2017, Félix Gravel, porte-parole pour le conseil régional de l’environnement de Montréal (CRÉ-Montréal) mentionne. « Ce que l’on voit, c’est que les gens vont eux même finalement passer, se créer un passage parce que les passages qu’ils leur restent à pied ou à vélo sont des viaducs obscurs, mal éclairés et dangereux et ce sont des kilomètres de détour ». Ce débat qui a maintes reprises s’est retrouvé devant les médias et les tribunaux continue de faire jaser de la ligne de désir le plus populaire de Montréal.
Les kilomètres de clôture installée par le C.P., tout comme les trottoirs dans les parcs ou encore les espaces gazonnés servant à guider l’utilisateur sont plus souvent qu’autrement que des suggestions faites pour être détournée et parfois, au risque de leur sécurité.
L’exemple Disney
Après seulement quelques passages dans un gazon ou même après une petite bordée de neige, vous pouvez voir ce genre de corridor naturel se définir contre le chemin proposé et déjà en 1955, Walt l’avait compris. À l’ouverture du parc d’attractions qui porte son nom en Californie, Walt Disney s’assura que les pelouses et espaces verts ne soient pas clôturés avant d’avoir observé dans quelles zones les gens marchaient.
Les zones fréquemment utilisées comme raccourcis seront complétées avec des trottoirs, ce qui donne encore aujourd’hui, un air naturel au flot de la marche pour ceux qui visitent le parc. Ce n’est pas un mythe, il y a très peu d’improvisation dans ce que Disney fait, jusqu’au nombre de pas avant d’atteindre une corbeille à déchet. Disneyland se veut une ville dans la ville, pourquoi ne pas apprendre de cet exemple qui date de presque 70 ans.
Apprendre de ses erreurs
Une ville intelligente est une ville humaine, il n’y a pas de mal à avoir une ville où la circulation automobile reste un point important. L’étalement urbain est un fléau qui n’est pas sur le point de disparaître. Montréal reste une ville nord-américaine et son amour de la voiture n’est pas sur le point de s’estomper. Il existe par contre une grande quantité de Montréalais qui vivent ici sans véhicule motorisé. Notre transport en commun, malgré ces détracteurs et les critiques faciles, est un des meilleurs en Amérique du Nord et la « marchabilité » ou le potentiel piétonnier de Montréal n’est pas remise en question.
Ce qu’il faut faire c’est écouter, ou du moins observer, ceux et celles qui marchent cette ville. Si nous voulons éviter de garnir des banlieues de plus en plus éloignées, il faut tout simplement ne pas donner de raison pour quitter. Si la ville est difficile à marcher, que les installations sont inadéquates ou que les services ne sont pas au rendez-vous. L’option facile sera de se procurer une auto et d’aller là où ont se sent le mieux.
Il n’y a rien de mal à avouer que l’urbanisme a fait des erreurs dans le passé (et qu’il en fait encore), mais la nature humaine et sa manie à vouloir emprunter la voie de moindre résistance peut jouer en sa faveur, si les bonnes personnes sont à l’écoute des indices laissés par nos pieds dans le gazon du parc du coin.
Connaissez-vous une ligne de désir qui ne demande qu’à être utilisé? Partagez une photo dans les commentaires de cet article, on ne sait jamais, peut-être qu’elle sera reconnue par quelqu’un qui a le pouvoir de la transformer.