Avertissement : ce texte parle de mortalité et présente des photos qui pourraient choquer certaines personnes.
«?Lorsque j’étais étudiant de l’Université McGill entre 1869 et 1873, la vaste majorité de nos sujets de dissection étaient obtenus de façons illégales, utilisant la méthode du trafic de cadavres?» peut-on lire dans le cahier de Francis John Shepherd, ancien étudiant et enseignant de l’université McGill et voici l’objet de notre texte.
Pourquoi??
Bien avant la période dont nous discuterons dans les prochains paragraphes, pour plusieurs pays d’Europe, le corps d’une personne (pauvre) qui décédait en prison ou à l’hôpital, se voyait systématiquement offert aux institutions d’éducation. Si le tout paraît un peu barbare, il faudra avouer que la meilleure façon d’en apprendre plus sur l’humain est, de pouvoir le décortiquer en personne. Même en 2020, les étudiants en médecine doivent toujours se pratiquer sur de vrais cadavres.
1843, le gouvernement de la province du Canada, avec la sanction royale du gouverneur Metcalfe, vote une loi visant à réglementer et à faciliter l’étude de l’anatomie humaine. Elle établit qu’il est impossible d’acquérir une connaissance correcte ou suffisante de la chirurgie sans une notion minutieuse et pratique de la structure de chaque partie du corps. En résumé, cet acte légal permet aux facultés de médecine du pays de prendre possession de toutes dépouilles qui ne sont pas réclamées par des amis ou des proches.
La Genèse
Si au 21e siècle, les technologies permettent de réduire la nécessité en chair fraîche, à l’époque, mettre la main à la pâte était ce qui avait de plus d’éducatif. Par contre, le modèle de l’offre et la demande prendra un coup avec l’ouverture d’écoles de médecine à Québec, Montréal et Sherbrooke où les besoins surpasseront rapidement la capacité des autorités à fournir des spécimens.
À Montréal dès 1822, les médecins du Montreal General Hospital fondent la Montreal Medical Instution. Cette institution se joindra au McGill College en 1829 pour ne créer rien de moins que la première faculté de médecine au pays. Du côté francophone, l’école de Médecine et Chirurgie de Montréal naît en 1843, relié à, tenez vous bien, l’Université Victoria de Toronto. À ça s’ajoutera l’université Laval, ancêtre de l’Université de Montréal en 1877.
Vol de cadavre
Le cours d’histoire est terminé, on se tourne vers les choses intéressantes. La révolution clinique et l’évolution de la connaissance de l’anatomie humaine au milieu du 19e siècle requièrent des médecins en devenir possédant une bonne connaissance du corps humain. Comme un étudiant peut disséquer jusqu’à cent carcasses durant la durée entière de ses études, les besoins sont criants pour les facultés de médecine du Québec.
Dr A.H David raconte dans ses mémoires publiées dans le Canada medical Record d’octobre 1882 une des plus vieilles anecdotes sur ce type de vols. «?Les dissections avaient lieu dans une maison de trois étages, passant par la ruelle de fortifications non loin où se trouve la Banque de Montréal. Comme les cobayes étaient rares, des étudiants n’ont eu autres choix que de faire appel à la «résurrection» pour en obtenir. Une nuit de 1831, des étudiants passèrent chez le Dr Stephenson (enseignant) pour prendre la clé de la salle de dissection et y déposer trois cadavres fraîchement décédés. Celui-ci refusa agressivement et les étudiants n’eurent autre choix que de pratiquer dans la grange d’un des étudiants.?»
Il faut croire que le bon Dr Stephenson, professeur d’anatomie et un des fondateurs de la Montreal Medical Instution aura changé de camps rapidement suite à cette histoire puisque l’institution deviendra rapidement un des principaux coupables de cette pratique.
La pratique
Un cadavre selon son âge et la date du décès pouvait rapporter entre 30 $ et 50 $ aux revendeurs surnommés «?résurrectionnistes,?» soit entre 1200 $ et 2000 $ ajusté pour l’inflation. Cette somme est remise par l’institution, sans question posée. Les corps étaient volés durant la nuit directement du charnier l’hiver ou bien déterrés des sépultures fraîchement creusées quand la température le permettait.
La pratique, qui n’était pas vue d’un bon œil par les familles et l’église, se faisait par l’entremise d’un réseau bien ficelé. Selon plusieurs sources, aucun cimetière allant aussi loin que Lachine, Chambly ou Marieville sont en sécurité. Fondé en 1854, le nouveau cimetière Notre-Dame-des-Neiges sur la montagne offrait tout ce qu’un étudiant en médecine nécessite et ce, à portée de main.
Mentionnons que Notre-Dame-des-Neiges, catholique et francophone, était particulièrement visé par les étudiants de McGill, majoritairement protestants et anglophones qui ne touchaient pas au cimetière Mont-Royal.
Selon le livre McGill Medecine: The first half-Century, publié en 1996, un garde du cimetière avisait les voleurs de nouveautés et tournait le dos à leurs manœuvres en échange de sa part du gâteau. Nous avons contacté les autorités du cimetière qui nous ont simplement répondu que la pratique était selon eux, une légende urbaine et qu’il n’existe aucune preuve de pillage commis sur leur lieu. Notons ici que nous parlons de crimes ayant plus de 150 ans et loin de nous l’idée de ternir l’image de l’établissement.
Légende urbaine dites-vous?
Temps pour une pause humoristique. Simon McTavish homme d’affaires important de la fin du 18e siècle est sans doute une des légendes de fantômes les plus connues de Montréal après Mary Gallagher. La légende veut que plusieurs personnes aient entrevu McTavish descendre sur un toboggan, de son manoir qui n’a jamais été terminé dans le secteur de l’avenue des Pins et de la rue Peel jusqu’au pied. de la montagne pour disparaître par la suite.
Ces apparitions coïncident étrangement avec la période importante du trafic de cadavres où les étudiants utilisaient des traîneaux pour faire descendre les corps rapidement et sans effort. Imaginez la scène, voir un macchabée descende la pente vers la ville et rattraper par un complice caché dans un boisé au sud du mont Royal. C’est une raison valide pour se mettre à boire et croire qu’on a vu un fantôme.
L’apogée
Les cadavres étaient volés à un rythme infernal, les cimetières ne pouvant pas garantir leur protection, les citoyens défendaient à coups de fusil les sépultures de leurs défunts. Des sujets afro-américains étaient même importés de façons clandestines, entassés dans des coffres et passés comme étant de la farine.
L’âge d’or de l’industrie est sans aucun doute entre 1870 et 1880 où la demande était tellement grande qu’il n’était pas rare de voir des cadavres dans un état avancé de décomposition. Dans un document de Le Dr Rottot, doyen de la faculté de médecine de l’université Laval à Montréal rappelle que «?l’air imprégné de gaz provenant de ces corps en décomposition était tellement infect qu’il fallait vraiment un courage surhumain pour en faire la dissection.?» À McGill on peut imaginer l’éminent Dr William Osler disséquant un de ces spécimens.
Le corps d’un être cher a été subtilisé, que faire? Aviser la police, qui connaissant bien la démarche, qui se rendait ensuite dans les écoles, retrouvait le corps qui était remis à la famille en deuil. Les premières lois étaient inadéquates et notons en exemple que seules les dépouilles étaient volées. Les bijoux, le cercueil et même les vêtements étaient tous laissés sur place, un seul morceau de linge manquant et vous pourriez être accusés de vol. Tandis qu’un corps n’ayant aucune protection autre que morale vous apportera peut-être une nuit en prison, peut-être une tape sur les doigts, mais vous pouviez tout simplement recommencer la nuit prochaine.
Cette même loi ordonne à toutes les institutions de remettre à l’inspecteur de l’anatomie pour une distribution aux salles de dissection, les corps non réclamés, et cela sous peine d’amende. Or, seul le Montreal General Hospital respecte ses obligations, offrant son lot de sujets. L’Hôtel-Dieu, dirigé par les religieuses, quant à elles, voit la pratique de la dissection comme un acte de profanation de la dépouille.
L’incident de Lachine
La violation des sépultures était choquante certes, sans oublier le désarroi des familles, mais la pratique était jugée nécessaire. La santé des vivants n’avait-elle pas préséance sur les dépouilles des décédés? Ce fut un cas en particulier qui fera mauvaise presse au mouvement des «résurrectionnistes» et qui jettera la lumière sur ce mode d’acquisition.
Des étudiants francophones s’en prendront au charnier d’une église à Lachine en janvier 1871 dérobant les corps de deux sœurs ainsi que d’une jeune fille. Les corps seront retrouvés dans un entrepôt de la rue Sainte-Marie dans Saint-Henri n’ayant pas trouvé preneur.
Les journaux prendront l’affaire au sérieux et dans ce qui est l’équivalent de viral au 19e siècle, nombreux sont ceux qui voudront voir les malfaiteurs en justice. Le quotidien l’Ordre, publié par l’union Catholique du 7 février écrit, «Le défaut est ici dans la loi qui ordonne et défend une même chose, il est temps qu’on y voie, pour prévenir les scandales et d’autres malheurs.
Le déclin
Pendant les deux prochaines décennies, la loi de l’étude de l’anatomie de 1843 sera modifiée à multiples reprises. Entre 1885 et 1890, nous verrons un déclin important et la fin de cette pratique.
Joseph Fontaine, étudiant en médecine, sera arrêté le 17 janvier 1883 pour avoir dérobé deux cadavres dans le caveau du cimetière Sainte-Marie (?) et c’est cet événement qui sera le réel déclencheur. Pendant que Louis Beaubien, député conservateur dans Hochelaga rapporte le débat à la Chambre des communes, les étudiants se rendent au palais de justice pour défendre leur collègue.
La Patrie du 24 janvier 1883 parle d’une scène inusitée où des étudiants munis d’ossements humains se rendirent en grand nombre dans les corridors du palais de justice de Montréal. Munis de tibias et de fémurs, ils feront irruption dans la cour et résultat une scène entre étudiants violents et policiers appelés en renfort. Le 25 janvier, une deuxième manifestation violente en autant de jours se retrouvera dans la rue.
La loi sur l’anatomie de 1843 et l’imbroglio juridique tirent à leurs fins en 1883. Les peines et amendes pour les établissements furent élevées au-dessus des prix du marché pour les cadavres. Des sanctions prévues autant pour les hôpitaux n’offrant pas de sujets à l’inspecteur que pour les universités utilisant des corps acquis du trafic de cadavres rendent la pratique risquée et pratiquement inutile. Elles mettront peu à peu fin à cet acte barbare qui aura duré un peu plus de 70 ans dans la courte histoire de la médecine à Montréal, capitale nationale du trafic de cadavres.
Ressources
Le journal de Francis John Shepherd mentionné au départ est une des lectures les plus intéressantes sur le sujet et m’a énormément inspiré pour ce texte. Je vous invite à le lire si ce que vous venez de lire ici a piqué vote curiosité. Vous pouvez télécharger le PDF ou le lire sur Archive.org.
D’autres ressources :
- The Canada Medical Record, Volume 11, 1882
- Reminiscences of student days and dissecting room, F.J.Shepherd,1919
- Resurrection and Legislation or Body Snatching in relation to the anatomy act in the Province of Quebec, D.J Lawrence 1958 (PDF)
- Anatomistes et résurrectionnistes au Canada, Sylvio Leblond, 1966
- McGill Medicine: The First Half Century, 1829-1885, Hanaway & Cruess, 1996
- Profanateurs de tombeaux et détrousseurs de cadavres, Jean Milot, 2007
- Resurrecting the History of Body Snatching at McGill, Anna Dysert, 2017
- Anatomically Incorrect: Bodysnatching in the 19th Century, Matthew Rankin, 2017