L’affaire Maria Monk

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Depuis 1642, c’est certain que Montréal en a vu passer des scandales, mais l’affaire Maria Monk comme est nommé celui-ci perdurera longtemps dans le zeitgeist public. S’il y avait eu des journaux à potins et des sites web de rumeurs, Maria Monk aurait sans aucun doute fait les « For you pages de TikTok ». 

Mais nous sommes en 1836, Montréal est une ville en pleine mutation qui se remet à peine des épidémies dévastatrices de choléra de 1832 et 1834 qui ont laissé des cicatrices profondes dans la mémoire collective. 

Sur le plan démographique, la ville vient de basculer, les anglophones sont maintenant majoritaires et c’est dans ce contexte qu’à New York, un livre est publié. Un livre qui attachera pour toujours le nom de Montréal à un scandale international sordide et sensationnel.

Avec le titre accrocheur « Awful disclosures of Maria Monk, as exhibited in a narrative of her sufferings during a residence of five years as a novice, and two years as a black nun, in the hotel dieu nunnery at Montreal. » Le récit prétend être le témoignage d’une religieuse évadée aux États-Unis. 

Couverture du livre Awful Disclosure of Maria Monk

Il dépeint le couvent de l’Hôtel-Dieu de Montréal comme un véritable donjon de la débauche, un lieu de vices sexuels, de torture et d’infanticide, le tout orchestré par des prêtres dépravés et des religieuses complices. 

Le succès est foudroyant. Le livre devient un best-seller sans précédent, l’ouvrage le plus vendu en Amérique du Nord au 19e siècle après la Bible, rien de moins. 

La toute première ligne de la préface se lit « Nous espérons que le lecteur de ce récit ne croira pas qu’il s’agit d’une fiction, ni que les scènes et les personnages que j’ai décrits n’aient pas réellement existé. » et pourtant, tout ce qui se trouve après cette phrase est faux, un canular!

Loin de moi l’idée de protéger l’église Catholique qui est très loin d’être blanche comme neige, ce que Monk dépeint dans ses textes n’a rien de fondé. L’affaire Maria Monk est l’un des plus grands exemples de tromperie de l’histoire de l’édition. 

Mais « Awful Disclosure » est une lentille historique importante qui permet de comprendre comment cette fabrication a pu connaître un tel succès et exercer une si grande influence. 

Aujourd’hui, dans notre monde moderne où les fausses nouvelles pullulent sur le web à vitesse grand V et où la vérité se trouve à coup d’intelligence artificielle ou de recherches sur le web, je vous propose de disséquer cette affaire pour démêler le vrai du faux. Surtout, vous démontrer que ce n’est pas d’hier que l’on se fait avoir par des histoires à dormir debout. 

Le récit d’une religieuse

Il faut d’abord analyser le terrain sur lequel l’étincelle a été jetée. Les États-Unis des années 1830 sont une société en pleine effervescence. « Le second Grand Réveil » (Second Great Awakening), un mouvement de renouveau religieux protestant, bat son plein depuis 1790. 

Du coup, un sentiment anticatholique prend de l’ampleur, alimenté par l’arrivée massive d’immigrants catholiques irlandais et allemands. Ce climat de méfiance avait déjà mené à la violence quand, en août 1834, une foule en colère avait incendié le couvent des Ursulines à Charlestown, près de Boston. 

C’est fou comme juste en changeant quelques mots, je peux facilement placer ce paragraphe en 2025.  

C’est dans ce contexte que paraît « Awful Disclosures » qui raconte l’histoire de Maria, une jeune protestante de Montréal qui, séduite par l’apparente sainteté des religieuses hospitalières, entre au couvent de l’Hôtel-Dieu, qu’elle surnomme le « Couvent des sœurs noires ». 

Estampe tirée du livre de Maria Monk

Après avoir prononcé ses vœux, la mère supérieure lui révèle sa véritable obligation, soit d’obéir aux prêtres en toutes choses, ce qui, découvre-t-elle avec horreur, signifie se soumettre à des gestes criminels et dépravés.

Le livre décrit avec une précision une architecture du péché. L’élément central est un passage souterrain secret qui relierait le couvent au séminaire des Sulpiciens voisins, permettant aux prêtres de rendre visite aux religieuses la nuit. 

Les conséquences de ces unions forcées sont au cœur des horreurs décrites, les bébés qui naissent sont rapidement baptisés, puis immédiatement étranglés et jetés dans une fosse à chaux creusée dans le sous-sol du couvent.

Les religieuses qui osent résister sont punies avec cruauté sadique, voire assassinées. Le récit atteint son paroxysme lorsque Maria, tombée enceinte suite aux actes de l’abbé Patrick Phelan, décide de s’enfuir pour sauver son enfant. 

La puissance du livre ne réside pas seulement dans son contenu incendiaire. Sa ou ses auteurs, probablement des militants protestants comme J.J. Slocum et William K. Hoyte ont su marier la polémique religieuse aux codes d’un genre littéraire extrêmement populaire à l’époque, le roman gothique. Pensons à Frankenstein de Mary Shelley ou Jane Eyre par Charlotte Brontë. 

Le couvent y est dépeint comme un château médiéval hanté, plein de passages secrets, de cachots et de personnages d’autorité corrompus. Les religieuses sont des héroïnes innocentes prises au piège, et Maria, la narratrice, est celle qui ose braver les ténèbres pour révéler la vérité.

Cette approche a transformé un pamphlet de propagande en un récit à suspense, presque un divertissement macabre. Pour certains lecteurs, ce n’est rien de moins que de la pornographie déguisée pour échapper aux lois sur l’obscénité sévères de l’époque. 

Le livre n’est pas seulement un argument anticatholique, c’est une histoire captivante qui a assuré son immense succès commercial.

Plan de l'hôtel Dieu
Plan de l’Hôtel-Dieu
Archives et collection des hospitalières de Saint-Joseph de Montréal

Le vrai du faux

À Montréal, la réaction est immédiate. Les propriétaires du journal L’Ami du peuple, de l’ordre et des lois, John Jones et Pierre-Édouard Leclère, organisent la riposte. Ils recueillent des déclarations sous serment et des preuves factuelles pour démonter les allégations point par point. 

Leur travail est publié rapidement à New York sous le titre « Awful Exposure of the Atrocious Plot », une tentative de contrer le mensonge sur son propre terrain. Mais la réfutation la plus décisive viendra d’une source inattendue, un protestant américain. Le colonel William L. Stone, rédacteur en chef respecté du New York Commercial Advertiser, est exaspéré par l’hystérie que le livre provoque. 

En octobre 1836, il décide de mener sa propre enquête et se rend à Montréal. Les religieuses de l’Hôtel-Dieu, n’ayant rien à cacher, lui ouvrent grandes leurs portes. Le livre de Monk à la main, Stone visite chaque recoin du couvent et ira même jusqu’à faire un tour chez les Sœurs Grises et l’Hôpital général de Montréal. 

Les descriptions de l’intérieur sont fantaisistes, et le fameux tunnel secret se révèle être un simple passage de cellier menant vers la rivière, utilisé pour la lessive et le transport des provisions. 

De retour à New York, Stone publie ses conclusions dans « Maria Monk and the Nunnery of the Hotel Dieu », où il qualifie l’histoire de pure fabrication de Maria Monk d’effrontée menteuse et de mythomane insigne. Venant d’un protestant influent, son témoignage aurait dû mettre fin au débat.

Le rapport du Colonel new-yorkais est tellement détaillé, que celui-ci sera utilisé par des historiens locaux comme Robert Lahaise pour offrir une description historique du couvent

Ce que les enquêtes de Stone et des éditeurs montréalais permettent de dévoiler est la véritable et tragique histoire de Maria Monk. Née à Dorchester (Saint-Jean-sur-Richelieu), elle a eu une enfance difficile, marquée par une blessure à la tête causée par un crayon d’ardoise qui, selon sa propre mère, lui aurait laissé des séquelles cérébrales permanentes.

Loin d’avoir été une novice, la jeune Maria a connu une vie de prostitution. En 1834, sa mère la fait interner à l’Institut des filles repenties de Montréal, une maison dirigée par Agathe-Henriette Huguet. La directrice de cet établissement confirmera plus tard que les descriptions architecturales de Monk correspondaient bien à l’asile, et non au couvent. Maria en est expulsée en mars 1835, alors qu’elle est enceinte. 

Lettre de Mme D.C. McDonnell sur Maria Monk

Elle est récupérée par des militants anticatholiques qui voient en elle l’instrument parfait pour leur propagande. Ils écrivent son « histoire », se disputent les profits considérables du livre et l’abandonnent à son sort.

La suite de la vie de Maria Monk n’est qu’une longue descente aux enfers. Exploitée, elle sombre dans la misère et la petite délinquance, avant de mourir dans une prison de New York en 1849, à l’âge de 33 ans.

Le plus troublant dans cette affaire est que la vérité, bien qu’établie et diffusée par des sources crédibles des deux côtés de la frontière religieuse, n’a eu que peu d’effet sur la popularité du livre. 

Les ventes ont continué de grimper, atteignant 300 000 exemplaires avant la guerre de Sécession américaine et l’ouvrage est réimprimé pendant plus d’un siècle. 

Le public n’était pas intéressé par les faits et que le livre a connu un tel succès parce qu’il racontait une histoire que les gens voulaient croire, une histoire qui confirmait leurs préjugés les plus profonds. Les preuves du contraire étaient simplement ignorées ou, pire, considérées comme faisant partie du complot catholique.

Tableu des Soeurs des Hospitalières
BAnQ – 4746383

Les Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph

Fondées à La Flèche, en France, en 1636, les Hospitalières arrivent à Montréal en 1659 à la demande de Jeanne Mance pour prendre en charge l’hôpital qu’elle a fondé. Leur vocation est aux soins hospitaliers, aux malades et aux pauvres, ce qui explique le nom de leur institution, l’Hôtel-Dieu. 

Dans les années 1830, leur hôpital est une institution-phare de Montréal, située sur la rue Saint-Paul, au cœur de Ville-Marie. Reconstruit à plusieurs reprises après des incendies dévastateurs, c’est un bâtiment bien connu de tous les Montréalais. 

Quelques années seulement avant la publication du livre de Monk, elles s’étaient illustrées par leur dévouement héroïque lors des terribles épidémies de choléra de 1832 et 1834, qui avaient traumatisé la ville. Pour la population locale, qui les voyait comme des sauveuses, l’idée que leur hôpital puisse être une chambre de torture était profondément absurde.

Montréal au cœur d’une tempête idéologique

Le succès phénoménal du livre de Maria Monk ne peut s’expliquer que par sa parfaite synchronisation avec les angoisses profondes de la société américaine de l’époque. Il a servi de carburant à plusieurs feux qui couvaient déjà.

Le premier était le nativisme ou ce qu’on nomme en 2025, « le grand remplacement ». C’est que ce livre est publié au moment où une vague d’immigration sans précédent déversait des centaines de milliers de catholiques irlandais sur les côtes américaines et canadiennes. 

Les soeurs Hospitalières
Les soeurs Hospitalières.
BAnQ – P833,S4,D1692

Ces nouveaux arrivants étaient perçus par de nombreux protestants de souche comme une menace existentielle à leur culture, leur économie et les valeurs républicaines du pays. Le livre de Monk offrait une preuve tangible de la dépravation morale de la religion que ces immigrants apportent.

Le second feu était un anticatholicisme viscéral, qui n’était pas une opinion marginale, mais un pilier de l’identité protestante américaine. L’Église catholique était couramment dépeinte comme la « Prostituée de Babylone » de l’Apocalypse, une puissance étrangère et antidémocratique, loyale au Pape de Rome, et dont le fonctionnement était par nature despotique et secret. Le couvent, institution fermée et mystérieuse par excellence, devenait le symbole parfait de toutes ces craintes.

« Awful Disclosures » offrait au public un aperçu de ce qui se passait derrière ces murs et y trouver la confirmation de ses pires fantasmes. Le contexte canadien ajoutait une couche de complexité. Au Bas-Canada, bien sûr que l’anticatholicisme existait aussi, mais le passé catholique francophone faisait du Québec un endroit plus ouvert à ce mélange des cultures.

Il ne faut jamais sous-estimer le moteur commercial. La bigoterie et le sexe sont vendeurs et rentables. Le livre de Monk s’inscrivait dans un marché florissant de littérature de propagande, et ses promoteurs étaient motivés autant par l’appât du gain que par l’idéologie. 

Une suite, « Further Disclosures by Maria Monk », a d’ailleurs été publiée dès 1837 pour capitaliser sur la vague. Mais celui-ci ne rencontre pas le même succès. Monk ira jusqu’à créer de toute pièce un faux enlèvement qui l’amènera à Philadelphie, blâmant un groupe de prêtres catholique voulant la faire taire. 

L’affaire Maria Monk n’a donc pas été une simple conséquence de l’anticatholicisme, il en est devenu l’un des principaux moteurs. Son succès a créé une boucle de rétroaction, le sensationnalisme du livre a nourri la paranoïa du public, qui par conséquent a créé une demande pour davantage d’histoires du même genre. 

Il a fourni des images concrètes, le tunnel, la fosse, les bébés assassinés. Ce récit est devenu une référence culturelle commune pour des générations d’anticatholiques, au point d’être encore diffusé par des groupes fondamentalistes au XXe siècle.

Awful Exposure de J. Jones qui contredit l'oeuvre de Monk

L’Héritage d’un mensonge 

Il y a quelque chose d’étrange dans la présence de Montréal dans cette affaire. Une ville canadienne, avec ses propres tensions et son histoire, s’est retrouvée à servir de décor gothique et ténébreux à un psychodrame américain. 

Ses institutions ont été jugées sur la scène internationale, utilisées comme un symbole dans une bataille culturelle qui n’était pas entièrement la leur. 

Pourtant, l’héritage le plus durable n’est pas celui de la fausse nouvelle, mais celui de la résilience des institutions qu’il visait. Loin d’être détruites par le scandale, les communautés religieuses de Montréal ont continué leur œuvre et ont profondément façonné la ville que nous connaissons aujourd’hui. 

Les Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph, sentant leur hôpital de la rue Saint-Paul devenir trop exigu, ont déménagé en 1861 dans un nouveau et imposant complexe sur le flanc du mont Royal, le site de l’Hôtel-Dieu qui est aujourd’hui un repère du Plateau. 

Montréal et le Québec ont souvent servi d’écran sur lequel des étrangers ont projeté leurs propres peurs et leurs propres fantasmes. Montréal a le dos large, dû à une culture, une langue et une idéologie différentes de ses voisins. Mais la véritable histoire de la ville ne se trouve pas dans ces récits importés. 

L’histoire de Maria Monk est un rappel fascinant que 200 ans plus tard, en modifiant quelques mots, on se retrouve, avec la même histoire, les mêmes personnages comme un « remake » hollywoodien adapté pour les temps modernes.

Plan de l'Hôtel Dieu tirée du livre de Maria Monk

Notons aussi que l’Église catholique, principalement dans l’Histoire du Québec, n’a pas besoin de rumeurs et d’histoires inventées pour être dysfonctionnelle et s’attirer les critiques du public. L’institution a plus d’une fois su se tirer dans le pied sans influences extérieures, elle est bien capable de le faire elle-même.

Les désinformations, dans le but de guider une narrative sont, toutes aussi populaires en 2025 qu’elles l’étaient en 1830. Les réseaux sociaux ont remplacé le livre et les adversaires ont simplement changé d’allégeance. 

Si la lecture de l’œuvre de fiction vous intéresse, par curiosité ou pour le plaisir, sachez qu’il est disponible gratuitement en ligne dont voici quelques liens. 

Voici quelques sources utilisées pour l’écriture de ce résumé. Je vous conseille fortement le texte « L’affaire Maria Monk » paru en 1983 dans le Cahier des Dix et écrit par Philippe Sylvain qui a été l’inspiration principale pour vous partager cette histoire.

Sources

Sylvain, P. (1983). L’affaire Maria Monk. Les Cahiers des dix, (43), 167–184.
https://www.erudit.org/en/journals/cdd/1983-n43-cdd0567/1015548ar.pdf

Pass, F. (2024). The Awkward Homecoming of Maria Monk: Printers, Censors, and a Mysterious Canadian Edition of an Anti-Catholic Best-Seller. Papers of the Bibliographical Society of Canada / Cahiers de la Société bibliographique du Canada, 61, 1–46.
https://www.erudit.org/en/journals/bsc/2024-v61-bsc09215/1111584ar.pdf

J. Bernard Delany, O.P. The Real Maria Monk
https://www.ewtn.com/catholicism/library/real-maria-monk-1078

https://www.biographi.ca/fr/bio/monk_maria_7E.html

Commentaires

Martin Bérubé Écrit par :

Amoureux de Montréal, fasciné par l'histoire de la ville, son urbanisme et sa toponymie, ni historien ni spécialiste du sujet, Martin n'était même pas né à l'époque de 99% des sujets discutés de ce site. Il aime trouver des réponses aux questions qui sont posées. Les billets que vous lisez ne sont que les résultats de la quête vers des réponses et le besoin de partager.