Saviez-vous que la « Prison de Bordeaux » n’existe pas ? S’il est vrai que dans la culture populaire, ce nom peut vous rappeler un établissement d’incarcération important de la ville. Son titre officiel n’est pas et n’a jamais été celui que lui connaît tous. C’est justement dans l’intention de vous en apprendre un peu plus sur le centre de détention de Montréal que l’on vous offre un petit récapitulatif de son histoire.
Avant de débuter, je dois vous aviser que ce texte effleure certains événements et personnalités entourant le passé de la prison et se concentre majoritairement sur l’immeuble, sa construction et son architecture. Ce billet ne vous offrira pas notre point de vue sur la vie des détenus et sur le système légal québécois actuel qui n’est pas notre sujet de prédilection.
Auburn ou Pennsylvania
Le système carcéral, c’est à dire, une prison où est détenue une personne condamnée à une peine est un concept relativement récent. Si je simplifie les choses à leur minimum, il y avait des endroits sous surveillance où des prévenus attendaient leur sentence qui habituellement se réduisait entre la mort ou la liberté.
C’est au début du 19e siècle que l’on voit l’apparition aux États-Unis de deux grands mouvements de pénitenciers, les systèmes « Auburnien » et « Pennsylvanien. »
Le régime auburnien, tiré de la prison d’Auburn dans l’état de New York construite en 1818 consiste à faire travailler les prisonniers dans des espaces communes, et ce, dans un silence absolu. La mentalité derrière ce concept est la réhabilitation par la discipline et l’emploi.
Presque dix ans plus tard, du côté de Philadelphie, avec la construction du pénitencier d’Eastern State (1825), les autorités développent le système pennsylvanien qui consiste en une isolation quasi complète. Détaché de tout contact, le prisonnier est appelé à méditer et réfléchir sur ce qu’il a fait et sur son avenir.
La prison à Montréal
La première prison digne de ce titre est située rue Notre-Dame plus ou moins où se trouve la Place Vauquelin maintenant. L’ancienne résidence des Jésuites est d’abord utilisée, mais un incendie en 1803 endommage l’immeuble à un point tel qu’on décide en 1808 d’y établir au même endroit et pour la première fois à Montréal un vrai établissement de détention.
Au moment où la réforme fait rage dans le monde carcéral chez nos voisins du sud. Montréal est une ville en expansion et le crime suit la courbe de population. Au début des années 1830, la première prison devient désuète et trop petite.
La chambre du Bas-canada envoie deux commissaires à Philadelphie et à Auburn pour prendre connaissance de ces récents pénitenciers. Messieurs Dominique Mondelet et John Neilson reviendront préconisant la mise sur pied du système pennsylvanien dans un nouvel établissement.
Au Pied-du-Courant
La décision fait débat, le régime pennsylvanien étant considéré dès l’époque comme insensible. Mais selon les commissaires, « ce système a l’effet de rendre le criminel plus soumis et d’effectuer une plus grande réforme dans ses mœurs et ses habitudes… » Ils ajoutent que le seul avantage du système d’Auburn, s’il y en avait un, est la possibilité de retirer un plus grand profit du travail des détenus.
Les autorités iront tout de même de l’avant avec la présentation de plans pour la nouvelle prison. La forme de l’édifice dessiné par l’architecte George Blaiklock est directement inspirée du pénitencier d’Eastern State visitée par les commissaires Mondelet et Neilson.
Blaiclock, décédé avant le début de la construction, c’est l’architecte John Wells qui reçoit le mandat, selon les plans originaux, d’ériger un immeuble formé d’un bloc central avec le poste de garde d’où s’allongent les trois couloirs flanqués de chaque côté de cellules individuelles offrant une vue vers l’extérieur aux prisonniers.
La rébellion des Patriotes force la main du gouvernement colonial. On se presse d’ouvrir la prison en 1836, même si elle ne sera terminée qu’en 1840. Dès son inauguration, l’établissement rencontre des problèmes de chauffages et d’eau. Il n’y a même pas de cuisine où d’endroit pour laver les vêtements et la literie des prisonniers.
La prison est d’ailleurs surpeuplée la grande majorité de sa vie active, d’une capacité de 300, elle atteint régulièrement plus de 400 détenus. Les gouverneurs, l’un après l’autre, tentent tant bien que mal de rectifier ses lacunes et ce, jusqu’en 1891. Dès qu’il prend la gouvernance, Charles-Amédé Vallées prône pour la construction d’un nouveau centre de détention.
À Bordeaux
En 1891, le gouvernement libéral d’Honoré Mercier fait l’acquisition de deux terres dans la paroisse du Sault-au-Récollet. Malheureusement, Mercier perdra le pouvoir dans la disgrâce suite à des accusations non fondées de détournement de fonds publics dont il sera exonéré plus tard.
Il faudra attendre le nouveau gouvernement libéral de Lomer Gouin en 1905 pour voir le retour du projet au premier plan. Ironiquement, l’établissement se trouve sur ce qui deviendra le boulevard Gouin qui honore justement l’ancien premier ministre.
L’Assemblée nationale adopte une loi du ministre des Travaux publics et futur premier ministre, Louis-Alexandre Taschereau, permettant la construction d’un nouvel édifice le 8 mars 1907. Le coût total ne devra pas dépasser 550 000 $ et terminer au plus tard le 1er mai 1910.
À la fin du 19e siècle, Bordeaux est plus ou moins des terres fertiles et un endroit où les riches Montréalais ont leur résidence secondaire. L’arrivée du tramway vers 1892 viendra urbaniser un peu le secteur qui obtiendra sa charte de ville entière en 1906. seulement quatre ans plus tard et avant même l’ouverture de l’établissement de détention, tous les villes et villages de ce secteur sont annexés à Montréal. (sauf Saraguay qui le saura qu’en 1964)
Les résidents ne voient pas d’un bon œil pour leur quartier le sobriquet de « prison de bordeaux. » Peur que le pénitencier soit le seul attrait des environs. Ils débattront sérieusement pour que le nom ne soit pas accepté. Néanmoins, le surnom même si celui-ci ne sera jamais officiel est rapidement entré dans le lexique populaire et restera accolé à la prison de Montréal encore aujourd’hui.
Architectures de Bordeaux
Le mandat revient au jeune architecte Joseph-Omer Marchand qui deviendra un des grands de l’art au canada. On lui doit le belvédère Kondiaronk, le parlement à Ottawa, la cathédrale de Saint-Boniface, le collège Dawson, le bain Généreux (Écomusée du fier monde) ou encore la cour municipale de Montréal pour ne nommer que ceux-là.
Une fois de plus, il est difficile de ne pas voir les similarités entre les prisons de Bordeaux et Eastern State. Elle n’est pourtant pas destinée à l’emprisonnement en isolement comme au Pied-du-Courant. M, Vallée s’inspire plutôt d’un concept rencontré en Belgique qui se veut un savant mélange des deux régimes américains. D’ailleurs, il est indéniable que la prison de Saint-Gilles de Bruxelles est certainement l’inspiration première du nouvel établissement de Montréal.
Bordeaux contient à son ouverture 558 cellules, elle est une des seules prisons de forme astérisque pennsylvanien au pays. La tour centrale où convergent les six ailes est surmontée d’un dôme atteignant 45.75 m du sol qui héberge la très importante chapelle catholique.
Les cellules varient légèrement en dimension, les prévenus sont dans des espaces de 2.4 m sur 3.3 m et 2.75 m de hauteur (8x11x9) tandis que les prisonniers ont des espaces de 2 m sur 3.3 m et 2.75 m de hauteur.
Chacun des cachots contient également un lit, de l’électricité, un lavabo pour se laver et une toilette avec une chasse d’eau fonctionnelle. Nous vous rappelons que nous sommes au début du 20e siècle, à l’époque où plusieurs maisons de Sault-au-Récollet n’ont toujours pas encore ces commodités. Ce « luxe » offert à ce qui est considéré comme des truands et de la vermine lève d’ailleurs une crise des Montréalais.
Malgré les critiques, l’addition de commodités aujourd’hui considérées « de base » démontre bien l’avant-gardisme de Charles-Amédé Vallées dans le traitement des détenus.
Plus ça change…
Le 1er mai 1910 arrive et toujours pas de prison en vue. À un point que l’opposition en font leurs choux gras durant toute la construction. Les médias quant à eux la surnomment le Palais de Bordeaux qui aura coûté au final plus de 2.5 millions de dollars ayant dépassé et de loin, les 550 000$ prévus.
Nous pouvons lire le candidat de l’opposition, M. Tremblay, dans l’édition du 14 mai 1912 du quotidien le canada-Français « Le gouvernement [libéral] construit la prison de Bordeaux, un palais pour y loger des criminels mieux que les honnêtes gens. »
La construction de la prison devient un vrai scandale politique et passe prêt de coûter cher à Lomer Gouin lors des élections de mai 1912 qu’il ne gagne que par quelques sièges. Nous pouvons lire dans le Devoir du 8 avril 1911.
À Montréal, surtout l’on sait qu’une grosse, grosse, très grosse prison est en voie de construction. Mais ce que tout le monde ne sait pas, c’est le prix énorme qu’elle coûtera, les péripéties par lesquelles le contrat a passé, les épreuves que certains soumissionnaires ont subies, les faveurs que certains autres paraissent avoir obtenues, bref, l’histoire détaillée de cette construction.
Le Devoir, 8 avril 1911.
L’article que je vous invite à lire en entier en cliquant sur l’image précédente nous permet d’apprendre que l’entrepreneur a rencontré des inconvénients dès le début. Le texte se termine avec une phrase qui démontre l’esprit général de la population de l’époque. « La nouvelle prison de Bordeaux constitue un mouvement d’extravagance du gouvernement Gouin ; il n’y aura oue que la canaille qui en bénéficiera. »
Il est malheureux, mais ce texte de 1911 pourrait être copié-collé en changeant les noms et il serait encore d’actualité que ce soit pour le CUSM, le CHUM ou le stade Olympique. Tout comme cette prison, nous avons maintenant de superbes installations, mais cela nous aura coûté un peu plus cher que prévu.
… plus c’est pareil.
Avec plus de 28 mois de retard sur la livraison et cinq fois son budget initial, l’établissement reçoit finalement ses premiers prisonniers le 18 novembre 1912 quand 100 détenus seront transféré de la prison au Pied-du-Courant.
La vieille prison restera vide pendant neuf ans jusqu’à la création de la Commission des Liqueurs du Québec qui y installera son siège social en 1921 sous le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau, celui-là même qui quelques années auparavant a fait face aux critiques en tant que ministre des Travaux publics lors de la construction de Bordeaux. Comme quoi, « tout est dans toute, » encore à l’époque.
Pendaisons et célébrités
La prison de Montréal a reçu sa part de « personnalités connues; » Maurice « Mom » Boucher, Nicolo Rizzuto, les frères Dubois, Lucien Rivard et sans doute le plus célèbre, Richard Blass qui s’évadera en 1969 durant son transfert vers le palais de justice.
Au cours des années, les coups de fouet multiples et pendaisons publiques étaient partie intégrante du système carcéral. Ces sévices jadis légaux au Québec ont maintenant cédé la place à l’emprisonnement et à la réinsertion sociale.
Entre 1948 et 1960 au Québec, la peine capitale est exclusivement pratiquée à la prison de Montréal. Sur les deux échafauds permanents dont un est encore et toujours présent, il y aura un total de 82 exécutions à la potence entre 1914 et 1960.
Deux pendaisons ont retenu mon intérêt lors de cette recherche. D’abord, une des trois femmes pendues à Bordeaux, Mme Thomasina Sarao, coupable pour le meurtre de son mari en 1935. Si le crime est plutôt banal, son exécution aura attiré l’attention du public.
Le bourreau de 71 ans Arthus Ellis (Arthur Bartholomew English), ayant une expérience importante, se fait refuser la rencontre avec la prisonnière. Il doit prendre le poids et les mesures de la personne pour une mort rapide et sans douleur. Or, dans ce cas, il se voit offrir une note de papier avec les informations nécessaires.
Malheureusement, Mme Sarao dépasse le poids inscrit sur ce bout de papier par plus de 18 kg. Quand vient le temps d’ouvrir les portes de la potence, les exécutions publiques de la dame et de ses partenaires de crimes tournent à la catastrophe. Le corps de Thomasina tombe au sol, décapité complètement par une corde trop longue. Cette mise à mort ratée due à un mauvais calcul sera la dernière de Ellis qui devra prendre une retraite forcée et le bourreau décédera de malnutrition et dans la pauvreté que trois ans plus tard.
« la société canadienne doit se débarrasser de la peine capitale. La peine de mort ne peut pas sérieusement et en toute honnêteté exercer un effet préventif contre le meurtre ».
Ernest Côté, 11 mars 1960.
Voilà les dernières paroles de M. Ernest Côté, condamné à mort pour un braquage de banque ayant mal tourné à Témiscaming. Côté ne se doutait probablement en pas faisant cette affirmation qu’il serait le dernier criminel pendu au Québec le 11 mars 1960.
La peine de mort sera abolie au pays en 1976, avec les dernières exécutions en 1962 en Ontario.
Notre prison
Sans doute l’un des plus beaux exemples d’architecture Beaux-arts de l’époque, la plus grande prison du Québec qui peut maintenant accueillir quelque 1350, reste l’une des œuvres les plus importantes de Joseph-Omer Marchand.
108 ans plus tard, la prison est toujours utilisée et malgré son âge, semble encore faire le travail. Bien sûr, il y a maintenant d’autres établissements de détention à Montréal, une petite pensée pour sa voisine, l’établissement Tanguay pour femmes qui construite en 1964 a été fermé en 2016, que 52 ans après son ouverture.
Peut-être que le budget était excessif pour 1912, mais nous pouvons maintenant dire que les Montréalais et Montréalaises en ont eu pour leur argent.
Sources:
- Bordeaux: L’Histoire d’une prison. (Amazon)
- Les origines de la prison de Bordeaux, 1976. Pierre Landreville et Ghislaine Julien
- Un siècle sous surveillance : le centenaire de la prison de Bordeaux (YouTube)