Soit à pied, en vélo ou juste de passage rue Saint-Patrick, la plupart d’entre vous ont sûrement visité le secteur du canal de Lachine. Si son importance au développement de la ville reste sans équivoque, une grande majorité des Montréalais et Montréalaises ne connaissent pas la tout aussi essentielle contribution de notre autre canal, le canal de l’aqueduc.
Même si Montréal est une île, ses habitants ont une relation, disons, compliquée avec l’eau. Nos ancêtres ont enterré au nom de l’industrie et de la santé publique des dizaines de cours d’eau qui sillonnaient le territoire de Montréal dont la plus connue reste la rivière et le lac Saint-Pierre. Si cela vous intéresse, ces cours d’eau pourraient être l’objet d’une autre chronique.
À la même période, on creusait dans le sud-ouest de Montréal deux canaux uniques pour l’époque qui changent la géographie du secteur et qui ont une implication directe sur l’histoire de notre ville encore aujourd’hui.
Pré-19e siècle.
En publiant des photos d’archives sur notre compte Instagram (plogue), le commentaire le plus récurrent est sans aucun doute « Ben voyons, c’tait ben mieux avant » et la réponse est souvent « si seulement vous le saviez. »
La senteur nauséabonde était une partie intégrale du quotidien des Montréalais pré-1800. Dans les compagnies, les égouts, s’ils y en avaient, étaient rejetés librement dans les cours d’eau de surfaces. Les toilettes quand votre maison en possédait se vidaient directement dans le ruisseau le plus près et nous devons mentionner les déchets manufacturiers et le moyen de transport privilégié de l’époque. Le cheval, comme nos automobiles maintenant, devait évacuer les résidus de sa combustion d’énergie.
Notons que Montréal compte autour de 10 000 habitants. Pour avoir de l’eau, nous utilisions les moyens du bord. Les citoyens s’approvisionnèrent à quelques sources comme dans les cours d’eau qui entourent et traversent l’île. La ville dispose également de quelques puits publics où vous pouvez aller remplir vos seaux.
Si les plus chanceux possèdent des puits, les résidents installés plus loin des ruisseaux et rivières font appel aux porteurs d’eau. L’expression populaire pour dénigrer le Canadien français de l’époque vient bien de cette période où les anglais et écossais plus fortunés avaient recours à ce service. Ce travailleur était habituellement une personne qui ne pouvait pas rêver à de grandes ambitions.
La privatisation de l’eau
Avec la ville qui rencontre une croissance démographique considérable et des résidences qui s’éloignent de plus en plus du fleuve, il faut innover. On accorde en 1800 les droits de distribution à une compagnie privée menée par des gens d’affaires locaux.
La Compagnie des propriétaires de l’aqueduc de Montréal (Proprietors of the Montreal Waterworks) se voit offrir une exclusivité de 50 ans sur ce service. L’eau qui provient majoritairement d’un étang situé à Côte-des-Neiges est distribuée par des tuyaux de bois. Utilisant la topographie courante dans le secteur de Monkland et Côte-Saint-Antoine, elle est envoyée à des abonnés comme on retrouve aujourd’hui avec l’internet ou l’électricité.
De premières citernes sont situées à l’intersection du Chemin Prévost (rue Guy) et la rue Dorchester (Boul. René-Lévesque) ainsi que dans le secteur du square Dalhousie. Cette méthode sera utilisée jusqu’en 1816 au moment où la compagnie change de propriétaires et du coup, de moyen d’approvisionnement. Elle emploie alors des pompes à vapeur qui tirent leur source du Saint-Laurent au pied de la rue Berri et déploie les premiers tuyaux de fonte pour ce faire.
La santé publique
Comme nous l’avons constaté lors d’une crise de fièvre typhoïde en 1810 et l’épidémie de choléra de 1832, la pollution des cours d’eau devient un problème de santé important. La rivière Saint-Pierre avec le temps n’est rien de moins qu’un égout à ciel ouvert.
[Le Choléra] Ce fléau dévastateur après avoir traversé l’Europe en laissant partout des traces affligeantes de son passage, vient de pénétrer dans cette ville malgré les mesures sanitaires prises pour l’en préserver.
La Minerve, 18 juin, 1832
Lors de la crise de 1832, Montréal est la ville la plus touchée d’Amérique du Nord avec plus de 2000 victimes. Comme ce n’est plus que les pauvres qui en meurent, cette fois-ci, l’argent, excusez… je voulais dire, des gens se rendent compte que le système sanitaire de la cité demeure obsolète et défectueux. Des médecins avanceront que ces maladies peuvent être prévenues par l’amélioration des conditions déplorables dans lesquelles vivent les moins fortunés. (Plus ça change…)
Les autorités considéreront au tournant du siècle de transformer la rivière Saint-Pierre en canal. Elle sera ultimement recouverte à son embouchure dans le secteur de Pointe-à-Callière. Ce sera la création du premier grand égout collecteur de la ville, le collecteur William. L’urbanisation de Montréal et les inondations du cours d’eau font qu’elle devient de toute façon un obstacle à l’industrialisation.
La compagnie éprouvant de la difficulté à répondre à la demande, et ce, depuis ses tout débuts, les autorités municipales commencent les démarches dès 1843 pour en prendre possession. En 1849, maintenant un organisme public, l’aqueduc est équipé de deux pompes à vapeur qui envoient près de 350 000 litres par jour dans un réservoir ouvert d’une capacité de 11,3 millions de litres situés sur la Côte-à-Baron, l’actuel square Saint-Louis.
À 40 mètres au-dessus du niveau de la mer l’eau potable du réservoir est ensuite distribuée à la ville plus bas au travers de 30 km de tuyaux de fonte et 10 km de conduits de plomb.
L’incendie de 1852
Les crises, que ce soit un virus ou un incendie qui rase une partie importante de vos immeubles ont tendance à redessiner une ville. Même si Montréal possède un des meilleurs systèmes d’approvisionnement au canada, il contient des lacunes majeures.
Le 8 juillet 1852 vers 9 h, un incendie se déclenche dans un édifice de bois à l’intersection des rues Saint-Dominique et Sainte-Catherine. Les pompiers sur les lieux tentent tant bien que mal d’éteindre le brasier et de se connecter au système d’aqueduc. Malheureusement, les boyaux bougent à peine, le réservoir du square Saint-Louis est vide.
Montréal se réveillera le 9 juillet au matin avec près de 1200 maisons détruites et un peu plus de 10 000 personnes à la rue, 20 % de la ville vient de disparaître. Ironiquement, on retrouve parmi les pertes une grande partie des installations de la Compagnie des propriétaires de l’aqueduc de Montréal.
L’aqueduc
Entrent en jeu deux personnages importants. D’abord, je vous présente Edwin Atwater, échevin de Montréal pour le secteur Saint-Antoine entre 1851 et 1857. Il est directeur de l’aqueduc de Montréal et un homme d’affaires impliqué. C’est aussi à Atwater que nous devons une des premières lignes de télégraphe de la ville en plus de participer à de nombreux comités afin de trouver des solutions aux problèmes qui s’abattent sur les Montréalais.
Il embauche Thomas Coltrin Keefer à titre de chef ingénieur pour l’aqueduc de Montréal qui aura comme mission de revoir le système d’approvisionnement au grand complet. Son plan inclut un canal ouvert qui tirerait son eau des rapides de Lachine dans l’ouest de la ville. On doit aussi à Keefer les premiers aqueducs d’Ottawa et d’Hamilton en réponse à son mandat local.
On inaugure le canal de l’aqueduc en 1856 après 3 ans de constructions. Il mesure un peu plus de 7,5 km, avec une largeur de 12 m et une profondeur de 2,5 m. Deux roues à augets activées par six pompes sont installées dans le secteur nord-est de Verdun sur des terres acquises des Sulpiciens donnant sur une rue qui sera éventuellement nommée. Atwater. (ndlr: Nord de Verdun = Est de Verdun en géographie montréalaise… c’est compliqué.)
Le plan de Thomas Keefer comprend également la mise en place d’un réservoir d’eau potable sur le flanc de la montagne. Alimenté par un tuyau de fonte de 60 cm qui tire sa source du nouveau canal de l’aqueduc. Le réservoir McTavish acquiert le rôle de distribuer l’eau à différents sous-réservoirs et stations de pompage éparpillés dans la ville.
Dès le premier hiver, le canal rencontre des problèmes techniques, l’embouchure dans le Saint-Laurent situé alors dans le secteur de l’intersection des boulevards Champlain et LaSalle est sans cesse obstruée par la glace et le frasil.
Le trajet du canal est d’ailleurs modifié au début de 1870 et la source sera déplacée dans le secteur de la 75e avenue, soit son endroit actuel. Continuellement perfectionnée, la qualité de l’eau est toutefois remise en question. Une fois de plus, la ville grandissante se voit au tournant du siècle, avec un réseau d’aqueduc encore inadéquat.
Aqueduc 2.0
La situation critique et le risque à la santé publique forcent la main de la municipalité. Si plusieurs plans sont sur la table, on optera pour l’élargissement du canal à 42 m, la chloration de l’eau et l’amélioration des installations en place.
Les premiers croquis sont acceptés en 1907 et l’on démarre la réfection en ajoutant un conduit de 2,7 m qui court parallèle au canal. Il tire sa source à plus de 350 mètres des berges, au beau milieu du fleuve, la distance permettait d’éviter l’eau polluée par la drave provenant de la rivière des Outaouais.
En 1910, les travaux d’agrandissement de la prise d’eau à LaSalle commencent enfin. Six mois plus tard, les plans évoluent, on voit plus gros et de nouvelles constructions se joignent aux projections initiales.
Le projet est d’ériger de part et d’autre, des remblais sur lesquels de larges boulevards seraient aménagés. Des artères prestigieuses où s’alignent de grands arbres, des œuvres d’art et des résidences luxueuses sont imaginées. Mais quiconque a déjà emprunté le fabuleux boulevard de La Vérendrye, devinera qu’absolument rien de cela ne s’est produit.
Une nouvelle épidémie de typhus en 1910 viendra brouiller les cartes et il aura fallu près de 2000 malades et plus de 200 décès pour que Montréal se dote d’une usine de filtration à la fine pointe de la technologie. Les contrats sont émis en 1911 et on construit le premier bassin d’eau filtrée ayant recourt à la méthode de filtration par le sable.
Malheureusement, la Première Guerre mondiale vient retarder les travaux et il faudra entendre en 1918 pour la mise en marche de l’usine Atwater.
La prochaine période charnière arrive durant les années 20 et 30. La vieille station de pompage McTavish est remplacée par l’actuel château de l’avenue du Docteur-Penfield. On municipalise également la dernière compagnie privée quand la Montreal Water and Power Company fondée en 1891 est prise en mains par les services publics.
C’est durant cette phase que l’aqueduc adopte plus ou moins l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui avec les neuf ponts qui le traverse. Les pompes à vapeur sont remplacées par des appareils électriques à l’usine Atwater est agrandie à plusieurs reprises. Pendant ce temps à l’autre bout, la station de pompage est également renouvelée.
Petite note d’architecture.
Autant que le sujet puisse être intéressant, on ne parle pas de gratte-ciel ou de manoir ici, on n’échange que sur des édifices utilitaires. Pourtant, les quelques immeubles du service municipal expriment bien chacun leur époque et demeurent parmi les plus beaux de l’île.
D’abord, les édifices conçus par Des Baillets. La station de pompage McTavish de l’architecte Jean-Omer Marchand aux apparences « château français » inaugurées en 1928. En pierres grises comme ses voisines, l’Hopital Victoria et l’Université McGill, semble sortir de film de Disney. Le réservoir McTavish alimente la station de Côte-des-Neiges en fonction depuis 1920. De type « régime français » elle ressemble à une maison de Nouvelle-France où aurait habité un riche marchand de fourrure.
En bas de la montagne, nous avons l’usine de filtration Atwater de 1918 de style « Renaissance italienne » en briques rouges avec ses toits de cuivre. Sérieusement, l’ensemble compte sur certains des plus beaux immeubles de Montréal et fait pâlir plusieurs des « McMansions » du Golden Square Mile.
L’usine de pompage Charles-J. Des-Baillets à LaSalle est nettement tirée des années 60 avec une architecture brutaliste comme Montréal sait faire à l’époque. Finalement, au moment d’écrire ces lignes, les nouveaux bureaux administratifs situés à Verdun ne sont pas terminés. On reconnaît une architecture géométrique et minimaliste, évoquant d’autres immeubles récents tel que les paddocks du circuit Gilles-Villeneuve ou le stade de Soccer de Montréal.
Un aqueduc moderne
À la fin des années 1960, les bassins à ciel ouvert sont en grande partie recouvert et pour plusieurs transformés en parc. L’usine Charles-J. Des-Baillets vient s’ajouter à Atwater et McTavish. L’odonyme rappelle l’ingénieur en chef de la Commission de l’aqueduc et directeur de la division d’ingénierie des Travaux publics à qui l’ont doit entre 1921 et 1949, la majorité des améliorations qui fait que Montréal à une des très bonnes eaux potables en Amérique du Nord.
Les épidémies du passé ont joué un rôle important dans ce que nous vivons depuis quelques mois. Il est possible d’ouvrir le robinet et de prendre un verre d’eau sans avoir la peur de contracter un virus quelconque. (Si nous ignorons les tuyaux de plomb.) Tout ça, parce que quelques pionniers qui, malgré les embûches, ont mis la sécurité des citoyens et citoyennes avant tout.
Précisons que nous vous offrons qu’un résumé de ce qu’est le service d’aqueduc de Montréal. Nous nous sommes principalement concentrés sur le canal. Mais Montréal regorge de bassins, de réservoirs et de station de pompage dont certains ont des histoires très passionnantes.
Si le sujet vous intéresse, des livres entiers souvent en plusieurs volumes lui ont été décerné. Ils nous seraient impossible de tout raconter en quelques paragraphes. Vous pouvez tout de même jeter un coup d’œil sur les ressources additionnelles mentionnées ci-dessous.
Lors de votre prochaine visite dans le Sud-Ouest, Ville-Émard, LaSalle ou Verdun, prenez le temps de jeter un coup d’œil sur ce cours d’eau historique et fascinant. NON! Ce n’est pas le canal de Lachine comme je me suis fait demander à plusieurs reprises, c’est le canal de l’aqueduc de Montréal et remerciez-le en passant.
P.S. Si quelqu’un de la ville lit ce texte, je serais très reconnaissant de pouvoir visiter l’usine de filtration Atwater pour en faire un prochain article sur le site.
Quelques sources additionnelles :
- Approvisionnement en eau à Montréal : Du privé au public 1796-1865 (Amazon)
Dany Fougères, Septentrion, 2004 - Montreal WaterWork, Journal of American Water Works Association.
Charles-Jules des Baillets, juin 1937 - Steam or Water Power? Thomas C. Keefer and the Engineers Discuss the Montreal Waterworks in 1852
Susan M. Ross, 2003 - La Presse, éditions du 20 novembre et 27 novembre 1988.
Guy Pinard. - Under Montreal